| | | par Sophie Chambon le 29/08/2007
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| Avoir à choisir trois trios pour illustrer l'intérêt de cette formule en jazz était une mission impossible dont Alain Pailler se sort avec aisance et savoir-faire.
Malgré son érudition en ce domaine, il ne se pose jamais en historien ni en chercheur musicologue. Il nous raconte ses souvenirs, ses émois en jazz. Ce n'est donc pas l'histoire des trios dans cette musique mais plutôt sa vision personnelle de cette musique au travers d'une formule intemporelle, qu'il affectionne particulièrement, peut-être parce qu'elle rappelle "la pulsation du jazz, d'essence ternaire". Ce format est "la combinaison la plus exigeante
où chacun des membres affirme sans réserve et sans relâche sa personnalité propre". Alain Pailler se risque à faire des choix précis, émet des avis parfois tranchés et peut-être discutables, mais il livre son appréciation sensuelle et sensorielle en amateur éclairé.
Dans le premier trio choisi, celui de Teddy Wilson, hommage est rendu au grand classicisme de ces gentlemen musiciens qui maîtrisaient parfaitement la langue jazz. "Nul n'attendait qu'ils réinventent le jazz à la façon d'un Martial Solal ou d'un Daniel Humair". Mais dans ce trio sans contrebasse, Jo Jones sideman est un batteur sur lequel on peut drôlement compter. Plus que cela même puisqu'il a, selon Pailler, une rare qualité d'empathie, quasi-gémellaire avec le pianiste Teddy Wilson, d'où le titre de ce chapitre "Hommage aux Dioscures". Extrêmement prévisibles, les interventions en 1955 de Jo Jones, Teddy Wilson et Milt Hinton n'en sont pas moins admirables de précision d'élégance et de swing. Certes, ce jazz n'aborde pas des terra incognita comme le feront Bill Evans et Ahmad Jamal, mais "il ne manque pas pour autant de flamme".
L'auteur ne pouvait faire l'impasse sur Duke Ellington, objet de ses précédents ouvrages chez Actes Sud, mais dans la partie intitulée, "Duke et le pianorchestre", il reprend à son compte la déclaration du fidèle Billy Strayhorn : "Ellington jouait du piano mais son véritable instrument était l'orchestre".
Si, dans "Duke Plays Ellington" (mars 1961), on retrouve sa fascination pour l'Afrique, véritable "scène primitive", avec Mingus et Roach, il s'agit désormais d'une conception polémique du trio que propose "Money jungle" (septembre 1962), refusant toute séduction, "formidable machine à broyer de la couleur
annonçant Randy Weston, ou Cecil Taylor".
Ahmad Jamal, enfin, a l'originalité de ne pas suivre l'esthétique bop de son temps. Epris de mélodie, il est la synthèse parfaite du piano mainstream. Ni pur soliste de l'instrument, ni sideman, il a besoin de bien s'entourer pour élaborer son propre discours. Après la réussite d'une première formation avec le guitariste Ray Crawford, Alain Pailler souligne la véritable originalité du trio légendaire de 1958 au Pershing Lounge, avec Vernell Fournier et Israel Crosby, qui arrivait à "faire entendre ce qui est là mais se dérobe sans cesse", de se refuser en quelque sorte à la déclaration, avec "le secret de la mise en espace".
Aux choix revendiqués, assumés, qu'il nous fait partager, sans omettre de précieuses indications discographiques, Alain Pailler inclut, dans sa Coda, en feintant quelque peu la contrainte imposée, Bill Evans dans son album posthume de 1977, l'admirable "You must believe in spring". Ainsi, il a le mérite d'évoquer deux compagnons inattendus Peter Erskine et Eliot Zigmund, jolie pirouette à la tradition critique qui ne manque jamais de citer le premier trio (Scott Lafaro et Paul Motian) et le dernier (Marc Johnson et Joe La Barbera). Ainsi, avec des descriptions imagées et une sensibilité de romancier, ce livre entraîne à réécouter ces formations mythiques, ces associations parfois éphémères qui firent merveille et l'un des mérites - et non des moindres - de cette "Preuve par neuf" est d'inciter le lecteur à se précipiter, une fois l'ouvrage fini, sur les enregistrements cités pour se faire sa propre idée et se constituer sa petite histoire du trio jazz.
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