Com que voz

Amália Rodrigues

par Filipe Francisco Carreira le 07/12/2001

Note: 10.0     

En 1999, lors d'un passage remarqué au Festival des Inrockuptibles, Wayne Coyne, leader des fabuleux Flaming Lips, annonçait ainsi "Waitin' for a superman", la dernière chanson de leur concert : "Cette chanson est triste... Mais si vous êtes comme nous, alors les chansons tristes vous rendent heureux." Entre le groupe de l'Oklahoma et la tradition portugaise, le rapport est mince, pourtant il y a dans cette phrase la clef du fado : cette douleur qui étrangement soulage, ce mal qui fait du bien. Qui permet d'éviter l'oubli, d'éradiquer l'ennui. Et fait se sentir vivant. 1999, c'est aussi l'année, un 6 octobre, où le fado perdit sa plus grande voix. Celle qui avait porté ses couleurs - noires de préférence - haut dans le monde entier. La nuit qui suivit la disparition d'Amalia Rodrigues, je traversais l'Alentejo en voiture. Dans cette région semi-désertique du sud du Portugal, la nuit était lourde, opaque et je m'enfonçais le long d'une voie bordée d'arbres aux formes irrégulières sur lesquels la lumière de mes phares dessinait des ombres étranges. La radio retransmettait un concert à l'Olympia de Paris de 1956 et ses chansons constituaient une chaude et indispensable présence. Un orage éclata. Un orage diluvien. Comme si la voix de la grande Amalia, si profonde et si intense, appelait ce déchaînement de la nature. Comme si seul un orage de cette force et de cette violence pouvait tenir tête à ses chansons tourmentées. Ayant survécu, je me procurais "Com que voz", une de ses œuvres les plus marquantes. Sur des musiques signées du français Alain Oulman, Amalia Rodrigues adapte des poètes de langue portugaise, Luis Camoes, Cecilia Meirelles, Pedro Homem de Mello... On raconte que le disque fut enregistré en une nuit ! Alors ce fut une nuit d'incroyable inspiration, un instant de grâce inaccessible au pauvre mortel. Des esprits chagrins reprochaient à la diva ses adaptations de la littérature lusitanienne, l'accusaient d'hérésie, de vol... Et ils avaient raison ! Car Amalia Rodrigues ne se contente pas d'interpréter des classiques, elle s'approprie les histoires, de perte, "Gaivota", de rêves inaccessibles, "As maos que trago" ou enfouis au fond d'un océan indifférent, "Naufragio", pour écrire sa propre histoire. Et la nôtre, par la même occasion. L'album n'est pas non plus dénué de surprises, on y croise même des chansons gaies, "Maria Lisboa", le quotidien d'une marchande de poisson de Lisbonne sur un rythme primesautier, "Formiga bossa nova", comptine insouciante. Mais bientôt le vernis craque et la mélancolie resurgit, "Havemos de ir a Viana", faussement joyeux. Si la mélancolie n'est jamais loin, l'océan non plus : lieu d'espoir et de déception, de conquête et de reddition, il infiltre chaque mélodie et inspire jusqu'aux intonations d'une voix qui marie sa puissance avec notre fragilité. Et nous fait perdre nos esprits.