Armistice 1918

Bill Carrothers

par Sophie Chambon le 13/09/2004

Note: 10.0    

En cette fin d'août 2004, alors que l'on célèbre avec force commémorations la libération de Paris il y a soixante ans, sort sans aucun opportunisme, sur le label Sketch, “Armistice 1918”.
C'est un projet quelque peu déraisonnable (diront certains) qui a demandé trois années d'effort et entraîné un petit groupe de musiciens amis, une "famille" que le pianiste Bill Carrothers s'est choisie, dans une aventure exceptionnelle : faire revivre "les fantômes et les histoires de cette époque" qui le passionne, dans toute une série de tableaux musicaux.

Dès le lever de rideau, on devient le spectateur impuissant de la fin d'une époque. On vit la séparation d'un couple au début de la guerre, et leur correspondance imaginée et imaginaire, pendant ces quatre années jusqu'à l'armistice qui sonne le glas, plus que la libération car l'homme ne reviendra pas. Bill Carrothers a créé une histoire en véritable scénariste-compositeur et en a réglé la mise en scène : le résultat tient en deux heures de musique, un double Cd et un livret illustré remarquable, établi en collaboration avec l'Historial de la Grande Guerre de Péronne. Pour le seul livret, cet album mériterait déjà d'être acheté, il donne à lire les poèmes de ce jeune officier anglais, Wilfred Owen, qui mourut une semaine avant l'armistice. C'est à ce pacifiste dans l'âme, poète vibrant et insolite de la Grande Guerre, figure tragique sacrifiée par la folie des hommes que l'album est dédié : ses parents reçurent le télégramme funeste le jour même de la fin du conflit. "This book is not about heroes. English poetry is not yet fit to speak of them....Nor is it about deeds or lands, nor anything about glory, honour, might , majesty...except War....My subject is War and the pity of War. The poetry is in the pity" ("Il ne s'agit pas d'un livre sur les héros. La poésie anglaise n'est pas encore apte à en parler….Mon thème c'est la guerre, et le malheur que représente la guerre. La poésie, on la trouve dans ce malheur, ce gâchis").

Quant à la musique, le premier disque nous plonge dans le climat contrasté, troublé d'avant-guerre où l'on pressent les dérèglements à venir : la musique swingue encore, grâce au stride de Bill Carrothers, mais déjà se précise la séparation : le poignant violoncelle accompagne la voix émue de Peg dans "America i love you", et la contrebasse de Drew Gress souligne la mélancolie de "I'm always chasing rainbows. La deuxième partie reprend avec une description sans concession, la vie au front (raids de nuit, rations de rhum, électricité dans les tranchées…) que tempère la voix de Peg Carrothers dans ses reprises d'airs très populaires de l'époque comme “Till we meet again" et surtout "Roses of Picardy". La chronologie des chants est bouleversée, à juste titre. Ceux entonnés avec espoir au début des hostilités, quand les soldats partaient “la fleur au fusil", ne déparent pas dans un contexte infiniment plus tragique. Ils acquièrent une autre résonance, une dimension véritable dans cet ordre différent, comme le "Keep the home fires burning". "It's a long way to Tipperary" est même transformé par la verve de Bill Carrothers qui, soutenu par un Bill Stewart toujours aussi efficace, transcende cette chanson de troupe, entrée dans la mémoire collective.

Difficile de rendre compte en quelques lignes de ce travail gigantesque, il faudrait en citer tous les titres. Écoutez d'un trait chaque album pour mieux en apprécier les nuances, la douceur grave du violoncelle de Matt Turner dans "The leaning Virgin of Albert". Le drumming inspiré et comme enivré de Bill Stewart impulse une tension constante dans un "Trench raid" qui restitue les saccades des mitrailleuses. "Funk hole" précipite le sifflement des balles et des obus de mortier. Pour accentuer ces effets meurtriers, le percussionniste Jay Epstein a mis au point un attirail de bruits saisissants, jusqu'aux cloches finales de l'armistice. On entend moins dans cette dernière heure de musique, la voix éplorée, comme hallucinée, de Peg Carrothers hormis dans le très explicite "I did'nt raise my boy to be a soldier".

Et le jazz dans tout ça ? C'est le langage musical de Bill Carrothers, celui qu'il aime et qu'il maîtrise, celui de ses racines. Cette musique nous est arrivée avec les premiers orchestres en Europe, à partir de 1917 et dans cet album, elle parvient à rendre ce climat de confusion, d'horreur et de désolation. Dans “Armistice 1918”, Bill Carrothers, avec sensibilité et talent, nous fait revivre le passé dans l'espoir qu'il puisse éclairer notre présent. Il réussit enfin à intégrer l'histoire tragique de tous ces anonymes précipités dans la tourmente et à les faire revivre dans le destin collectif. Qu'il en soit remercié !