n°2

Catherine Ribeiro + Alpes

par Hanson le 30/03/2006

Note: 10.0     

A l'aube de l'année 1970, la chanson française couvait un bouleversement sans précédent qui, rétrospectivement, peut être considéré comme proche d'une abiogenèse artistique. Ce registre était en proie à ne plus rester l'apanage exclusif d'une interprétation charismatique de textes engagés ou à tendance littéraire. L'expérimentation musicale allait enfin enluminer la crédibilité de ce mouvement, et fournir l'agrément d'un public exigeant et, par conséquent, traditionnellement distant. Alors que des artistes comme Colette Magny ou Brigitte Fontaine commençaient à cadrer leur diction sur une construction, ou une déconstruction pour certains, assurée par des musiciens de free jazz, d'autres empruntaient des voies bien différentes. L'union de Catherine Ribeiro, aiguillée par son élocution vers une théâtralisation de ses interprétations, et de Patrice Moullet, orientant ses recherches sonores dans une direction très germanique, a abouti à un coup d'éclat magistral avec ce disque sobrement intitulé "n°2".

Evoluant à l'unisson, les textes de Catherine Ribeiro et la musique de Patrice Moullet traversent ici leur phase la plus sombre d'où émerge une beauté suintant l'anxiété. La poésie de Catherine exprime dès lors une émotivité exacerbée qui n'aura de cesse de s'accentuer au fil du disque jusqu'à la cassure finale abandonnant l'auditeur sidéré à ses propres palpitations. Il est précisément difficile de rester insensible tant l'interprétation est éruptive et probante, en un mot : communicative. Sur le thème du suicide collectif, Catherine Ribeiro relate la première introspection qu'elle aborde : "Je sens comme une étrange douleur, aigue, subtile, persistante. Je souffre comme une bête malade. Ô ma mère, ma douceur, c'est toi. J'ai tellement mal, dis, tellement mal".
Si l'épuration instrumentale environnante laisse l'espace sonore largement disponible pour sa somptueuse voix, elle souligne néanmoins cette beauté sinistre.

Avec son "Poème non épique", stupéfiante déclamation s'étalant sur 18 minutes, Catherine Ribeiro retourne à ses origines théâtrales. Ses talents de comédienne ("Les carabiniers" de Jean-Luc Godard) sont ici mis à profit dans une construction largement expérimentale. En édifiant pendant la première partie un climat musical reposant sur une longue envolée planante à la lyre électrique, Patrice Moullet, soutenu par Denis Cohen aux percussions, enregistre un saisissant parallèle avec la "Kosmische Musik" allemande de la même époque.
Dans cette atmosphère digne des improvisations les plus inspirées d'Ash Ra Tempel ou d'Amon Düül II, Catherine Ribeiro va engager un long monologue d'une émotivité et d'une violence inouïes. Ouvrant solennellement son réquisitoire face à un amant infidèle, son souffle devient peu à peu haletant et Catherine finit par céder au désespoir. Toujours chancelante, la colère reprend alors le dessus pour aboutir à une rage effrénée qu'elle rejette au travers d'une agressivité éructée du fond de la gorge et entrecoupée de rires sardoniques. Ce jeu s'élargit alors grâce à une improvisation - comme le recommandait Godard à ses acteurs - menée conjointement avec les musiciens. Une fois arrivé à son terme, ce "Poème non épique" laisse place à un fado, interprété en portugais, en guise de conclusion. La splendeur de la voix de Ribeiro résonne alors comme un éblouissant épilogue envoûtant même l'auditeur longtemps après la fin du disque.

Il est extrêmement surprenant de constater qu'après une période faste pendant les années 70, Catherine Ribeiro soit si peu connue des jeunes générations. La beauté de ses textes, de sa voix, et l'ambition musicale affichée en font une artiste hors du commun, parvenant même à trouver un public en dehors des pays francophones. Son nom restera immanquablement parmi ceux des grands de la chanson française de la fin du XXème siècle. Notons également qu'un coffret de quatre Cd, intitulé "Libertés?", retraçant l'ensemble de sa carrière, est sorti en 2004. Des titres totalement inédits enregistrés à la fin des années 60 côtoient ses plus grandes interprétations. Ce coffret n'est malheureusement disponible qu'auprès des principaux disquaires d'Internet, ainsi que sur son site officiel. Or si le prix peut paraître un peu élevé, il est important de préciser que le foisonnement, la diversité et la qualité des titres justifient parfaitement un tel achat.




NDLR :
Les rééditions Cd de Catherine Ribeiro sont pour le moins cahotiques. Ses trois premiers albums (enregistrés pour Festival sous-marque de AZ) “Catherine Ribeiro + 2Bis”, “Catherine Ribeiro + Alpes - N°2” et “La solitude”) ne l'ont jamais été. Les suivants pour Philips, "Ame debout", "Paix", "Le Rat débile et l'homme des champs" (avec la suite du “Poème non épique”) et "Libertés?" pour citer les plus importants, l'ont été via une licence accordée par Universal au label indépendant Mantra.
Universal (qui depuis a avalé AZ et dispose donc de l'intégrale des dix premières années de Ribeiro) se refuse aujourd'hui à la moindre licence extérieure de son catalogue. Alors, souhaitons que la compagnie, qui affirme si souvent avoir une démarche culturelle, s'empresse d'oeuvrer pour le patrimoine qu'elle possède. (FB)