Live at Montreux 1969

Ella Fitzgerald

par Francois Branchon le 16/06/2005

Note: 8.0    
Morceaux qui Tuent
Trouble is a man


1969 était la troisième édition du Festival de Jazz de Montreux. Fidèle à sa ligne éditoriale de départ, le programme (cf affiche ci-dessous) entrouvre la porte vers le rock avec Colosseum, groupe progressif centré sur les cuivres de Dick Heckstall-Smith (un ancien de chez Mayall) et Ten Years After, vénéré depuis 1967 pour ses reprises de blues suaves et les solos échevelés de son leader Alvin Lee. Mais l'essentiel de la programmation est bien entendu ailleurs, avec Kenny Burrell, John Surman, Clark Terry, Les McCann, Kenny Clarke, Phil Woods et Ella Fitzgerald.

Les années soixante sont celles de la gloire pour Ella. Consacrée plus grande chanteuse de jazz en activité, elle chante dans le monde entier, sous la férule du producteur Norman Granz et accompagnée dans les grandes occasions par rien moins que Duke Ellington et son orchestre ("Ella and Duke on the Cote d'Azur" chez Verve, enregistré dans la pinède de Juan les Pins en août 1966 témoigne de cette époque flamboyante).

En 1969 cependant, Ella Fitzgerald affiche quelques signes de la maladie qui l'obligera à mettre un terme à sa carrière en 1987 et l'emportera en 1996. A 50 ans elle n'est déjà plus la grande femme fringante qu'elle fut, mais mamie Ella, se déplaçant à petits pas, souffrant de la chaleur et à la voix même sur le déclin, plus aussi tranchante sur les morceaux enlevés ("I won't dance", "That old black magic", un "I love you madly" douloureux), le scat plus rare et plus furtif (original "A man and a woman" le chabada de Francis Lai pour Lelouch, l'obligatoire "Scat medley" sauvé par les mimiques et la présence), mais heureusement intacte sur les ballades. Le cadre du concert est intimiste, façon cabaret, petite scène circulaire entourée de tables où a pris place un public chicos tiré à quatre épingles (on imagine des billets hors de prix), un public consternant qui ne bougera pas un cil de tout le concert. Si, un homme hochera la tête en rythme, à la 10 ème chanson.

Accompagnée par le trio de Tommy Flanagan, Ella interprète 14 chansons, dont nombre de ses standards ("Give me the simple life", "This girl in love with you", "I won't dance", "A place for lovers", "I love you madly", "Trouble is a man"...) mais aussi des extraits de son album du moment. Et c'est là que le bat blesse (un peu). Le répertoire de chansons jazz à la fin des années soixante n'est pas faute d'auteurs vraiment renouvelé, et bon nombre d'artistes passent sous les fourches caudines de morceaux honnis des puristes, les chansons pop, puisées dans le vivier des tubes planétaires des Beatles, des Stones ou des Doors. Ella plonge sur "Hey Jude" des Beatles et... "Sunshine of your love" des Cream ! Une version presque incongrue, qu'elle essaie de rocker, Tommy Flanagan au piano faisant fonction de Clapton, qui dérape en plein milieu sur "Sing sing" de Ray Charles et qui finit en rock swing sans que l'on sache si le choix de cette reprise est celui du cœur ou des circonstances.

Hormis ces deux faiblesses, reste un concert touchant, d'une interprète belle de sincérité, parfois joyeuse comme une gamine d'être là et dont la voix même déclinante reste émouvante, accompagnée par un trio sachant s'effacer. Ella Fitzgerald, comme Billie Holiday, ne pouvait pas, ne savait pas s'extraire des épreuves terribles de son passé, toile de fond permanente de ses chansons, quêtes d'amour, déceptions et espoirs sans cesse reformulés. Comment alors empêcher, sur les ballades, les larmes de monter, "A place for lovers", "Useless landscapes" de Jobim et surtout le bouleversant "Trouble is a man", qu'elle fait vivre à sa manière éternelle.