Bill Evans : Portrait de l'artiste au piano

Enrico Pieranunzi

par Sophie Chambon le 29/12/2004

Note: 9.0    

Collection Birdland dirigée par Christian Tarting.
Postface de Marc Johnson. Avant-dire d'Ira Gitler.
Titre original : "Bill Evans, rittrato d'artista con pianoforte" - Traduit de l'italien par Danielle Robert.


L'essai biographique sur Bill Evans d'Enrico Pieranunzi se présente comme un miroir de la musique du pianiste : dans ce "Portrait de l'artiste au piano", chaque chapitre, dans le respect de la chronologie, adopte un titre de chanson ou de composition de Bill Evans et correspond à l'exacte traduction d'un épisode de sa vie. Ce qui permet au lecteur de suivre l'évolution d'un être qui allait réussir à raconter en musique son tourment existentiel. Des premiers chapitres "Very early", où il est question de l'enfance studieuse, des années d'apprentissage, de l'influence déterminante de son frère aîné Harry, ou "Waltz for Debby" (ses premiers engagements) à la collaboration fructueuse avec Miles Davis ("Blue in green"), la formation d'un premier trio historique qui ne durera que trois ans, la poursuite plus ou moins erratique toujours en leader jusqu'à la conclusion d'une histoire bouleversante, "Your story" qui s'achève sur un être désespéré, hanté par le suicide de ses proches. A cet égard, le sublime "You must believe in spring", album posthume, enregistré en août 1977, est emblématique de cet engagement : sa musique est devenue le symbole même d'une introversion douloureuse et sans concession.

Ce livre a le formidable avantage d'être écrit par Enrico Pieranunzi, lui-même pianiste, longtemps hanté par la figure emblématique de Bill Evans (comment pourrait-il en être autrement ?). Investi - sans pour autant perdre son identité ni sa créativité - dans l'étude de celui qui a marqué son histoire musicale personnelle, il réussit à faire revivre ce musicien toujours à contre-courant des modes, capable de swinguer d'intense façon, "l'un des représentants d'une certaine avant-garde blanche, intellectuellement et artistiquement engagée", à une période où commençait à se développer la "Great black music". Complètement indifférent à ce qui se passait autour de lui, à l'effervescence de la New thing, à ce que faisaient John Coltrane et Ornette Coleman, Bill Evans s'enferme dans ce qui sera toujours l'essentiel de son répertoire, le monde des pop songs.

En effet, le besoin de renouvellement ne passera jamais par l'adoption de formes musicales neuves, mais sera beaucoup plus intérieur. "L'ambition du pianiste restait celle de la liberté contenue à l'intérieur des règles de l'improvisation, même rénovées, mais non l'abandon de toute règle", une sorte de "conservatisme éclairé". Prenant pour modèle la pratique picturale japonaise, il est très sensible à cette idée de "Discipline", indispensable à l'improvisation qui est loin d'être un jeu "où tout va toujours bien". Il s'achemine vers une ligne musicale que nul autre en ces années ne semble avoir envie de parcourir. Musique d'abord extravertie, très communicative, le jazz de ses débuts, en cette fin des années cinquante semble opérer un retour vers la vie intérieure de l'artiste et ses zones d'ombre. Bill Evans, sa musique et jusqu'à sa posture (complètement ramassé sur le piano, comme pour chercher à entrer dans l'intimité de l'instrument et la sienne propre) deviendront un symbole même visuel de cette tendance. Amoureux du piano "le cristal qui chante et produit l'impalpable", il ne pense qu'à traduire en sons ce qu'il ressent au plus profond de lui même.

La musique est pour lui l'expression directe de l'âme. Il puise dans le répertoire traditionnel son inspiration, sorte de commentaire de récit en musique. C'est avec "Young and foolish" que se concrétise pour la première fois le vif intérêt qu'il porte au style narratif. Les thèmes choisis incitent souvent à la mélancolie, à la nostalgie de ce que l'on a perdu, quelque chose qui peut-être n'a jamais existé ou est toujours resté insaisissable ; le sens du récit, du conte est très fort chez les Russes. Il s'identifie à la chanson, "la musique se situe dans la profondeur même de la vie vécue". Autre exemple particulièrement frappant ce Danny Boy "qui vous prend au cœur à cause de l'émotion contenue et poignante avec lequel Evans le joue, le chant d'un musicien pour qui la musique était une foi, et représentait la chose la plus significative de la vie…"
Faisant peu de cas des modes ou des tendances, il avance solitaire, sur la voie qu'il s'est tracée, adoptant un parcours remarquablement indépendant. Le piano acquiert une autre signification avec lui : dans "ses solos quasi-interrogateurs, il parvient à cet "espressivo inexpressif" que le philosophe Vladimir Jankelevitch considérait comme l'un des aspects les plus énigmatiques et séduisants de l'ineffable en musique". Il sait jouer avec les silences, ces silences habités qui créent un sentiment d'attente pour une chose qui n'arrivera pas.

Dans une analyse qui a le mérite d'être lucide et qui ne se veut jamais hagiographique, Enrico Pieranunzi tente d'éclairer le processus toujours fascinant car mystérieux de la création, en ne s'attardant qu'avec la plus infinie délicatesse sur le caractère mélodramatique de sa vie. On apprend ainsi que Bill Evans avait été choisi par Charlie Mingus pour ses solos qui s'écartaient de la traditionnelle exhibition technique puis qu'il a exercé sur la musique du groupe de Miles Davis une influence décisive quoique subtile. Bill avait la connaissance du modal dont Miles avait besoin pour "Kind of blue" : "Bill nous a apporté une grande connaissance de la musique classique, des gens comme Rachmaninoff et Ravel". Les pages consacrées au premier trio mythique composé du contrebassiste prodige Scott Lafaro et du batteur Paul Motian : la conception du trio piano-basse-batterie allait s'en trouver révolutionnée à jamais. Avec ce groupe historique, le trio devenait une sorte d'organisme vivant, "une seule voix en trois personnes" (Paul Motian). Si "Portrait in jazz" est le premier des quatre albums réalisés par le trio (nécessairement la production discographique sera limitée par l'accident tragique qui allait coûter la vie à La Faro en 1961), les enregistrements live au Village Vanguard ont été déterminants. Il hante l'esprit de certains des plus grands pianistes (Keith Jarret, Chick Corea) qui ont fait leurs débuts dans son ombre portée. Étonnant paradoxe, lui qui se savait incapable de copier un style, de s'inspirer d'un courant, est devenu l'égérie voire le modèle d'une pléiade de pianistes avérés.

La formation du dernier trio composé de Marc Johnson et Joe La Barbera semble encore être un signe du destin, une preuve de cette étrange circularité des choses dont Evans était parfaitement conscient : "Ce trio-là est profondément lié à mon premier trio" dira t-il en juin 1980 "et je sens que le trio que j'ai aujourd'hui a atteint son karma". Sachant sans doute que son temps était compté, il a tendance à accélérer le tempo, "ses solos deviennent frénétiques et se cantonnent de façon hystérique dans le registre suraigu de l'instrument".

Quelques surprises traversent également l'ouvrage : comme la personnalité complexe de ce génial créateur abritait un individu parfois douloureusement insensible, son inclination très moyenne pour les batteurs (il préférait l'excellence harmonique du duo piano-contrebasse), sa relation très particulière - crainte mêlée de fascination - avec le fougueux et audacieux LaFaro, son amour pour la musique savante russe (Tchaïkovsky, Prokofiev, Rachmaninoff), une résurgence de ses origines slaves, que ne démentait pas son goût pour les comédies musicales de Broadway, les airs commerciaux de Tin Pan Alley, les musiques de films (Michel Legrand) qu'il transforme en "romances sans paroles". Ou encore son attachement à la forme éminemment populaire de la chanson, "capable de transmettre dans la simplicité de ses mélodies des émotions accessibles à tous".

Et puis comment ne pas être touché par ce pianiste que l'on reconnaît immédiatement dans un seul accord pris au hasard, et qui a su devenir singulier et universel, "beyond category".
Le livre reflète bien, avec une juste simplicité la force de cet engagement, analyse ce "work in progress" : "Je veux avancer mais je ne veux pas forcer mon processus de création ; je veux jouer du mieux possible et pas nécessairement de la manière la plus diverse possible ; changer délibérément l'essence de ma musique ne m'intéresse pas : je préfère qu'elle se révèle graduellement à moi, au fur et à mesure que je joue…".