Triste lilas

Franck Vigroux

par Sophie Chambon le 08/11/2005

Note: 9.0    

Suivant avec intérêt le travail de Franck Vigroux depuis son premier album "Les treize cicatrices", la trilogie, commencée en 2003, arrive à son terme avec le dernier opus "Triste lilas", album particulièrement réussi. Un des objectifs déclarés était de traiter la musique improvisée comme une matière malléable, et la mission est accomplie avec une efficacité impressionnante.

Franck Vigroux a abandonné cette fois sa guitare au profit d'une mise en scène orchestrée autour d'effets électroniques. Ce touche-à-tout passionné, véritable chercheur sonore, amateur de fines et folles textures, préside aux destinées de sa petite entreprise en laissant des plages d'improvisation brutes à des amis qui se prêtent au jeu, tous musiciens talentueux et improvisateurs chevronnés. On a ainsi le plaisir de retrouver la guitare bien aimée de Marc Ducret, et d'entendre sa voix. C'est en effet lui qui nous guide tout au long de cette narration musicale qui devrait donner naissance à un spectacle en 2006 : une expérience de théâtre musical autour des textes rédigés par Franck Vigroux : les personnages de la trilogie vont et viennent, le thème d'ensemble servant de leit-motiv, de fil rouge. Bruno Chevillon est à la contrebasse, s'en donnant à cœur joie dans un morceau en particulier,"All my deepest desire", où interviennent huit contrebasses enregistrées en superpositions inquiétantes, tout en grondements stridents. L'effet cinématographique de cette armée en marche est renforcé par la voix off de Jenn Priddle. Le dernier titre est retourné comme un palindrome, démantelé dans "J'ai retrouvé cette robe à pois blancs". Sans oublier les fidèles partenaires depuis le premier disque : Michel Blanc à la batterie, au tempo sûr et exaltant, Jenn Priddle qui assure l'"exotisme" des voix en anglais et Hélène Breschand à la harpe.

Le propos même de cette libre improvisation est de déstructurer, triturer la matière : délires bruitistes, crachoteries électroniques très intégrées, mystère de cette narration dans laquelle parfois on se perd… pour le plus grand plaisir de l'auditeur, obligé de dresser l'oreille. L'œuvre de Franck Vigroux est singulière : depuis son antre quelque part dans le Sud - où il défend un label plus qu'indépendant - "D'Autres cordes" - il creuse avec insistance son sillon. Recherches sonores, textures imbriquées, travail sur les timbres, utilisation de l'électronique pour mieux dompter les effets et sculpter les masses sonores. Et puis cette volonté de créer un spectacle intégral où les voix, les langues se mêlent, s'interpénètrent, projetant un film imaginaire, évoluant de plans-séquences en noir et blanc à des travellings en couleur, du français à l'anglais, par des déformations volontaires et librement consenties.

Projet d'écriture musicale et de narration, où l'improvisation domine, se servant de dérapages plus ou moins intégrés, ce travail passionnant, qui procède toujours de façon expérimentale, éveille des réminiscences chez ceux qui ont pris l'histoire au premier album, "Lilas triste" en 2003. Mais le sens importe peu, et ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire de cette errance dans l'Europe dévastée d'après-guerre se laisseront emporter à l'écoute de ce disque, subjugués par le travail sur la matière, la langue et les sons. L'immersion est immédiate, l'attention captivée et le plaisir autant intellectuel que sensuel. Voilà qui est suffisamment rare pour être souligné.