Opus incertum on C

Jean-Pierre Jullian Octet

par Sophie Chambon le 05/02/2005

Note: 9.0    

"L'opus incertum", ouvrage de maçonnerie de forme irrégulière, est un appareil de plus ou moins gros moellons enchâssés de façon à ne laisser aucun vide. La musique du batteur Jean-Pierre Jullian est dense, touffue, haletante, sans répit. Excitante de bout en bout, c'est une succession de temps forts, de tensions qui jamais ne retombent, se commuant plutôt en ponctuations inquiétantes, passages étirés, gérés par les cordes. L'ensemble garde le sens de la suspension, comme en ces instants de grâce où les raseteurs se mettent en danger, frôlant l'accident, dans une chrorégraphie de sable et de sang mêlés, un jour de bruit et de fureur.

Rien de moins certain donc dans cette suite en deux mouvements dont le commencement âpre et austère, dissonant parfois (pièce 5) ne retentit que de l'exacerbation des cordes (Claude Tchamitchian, toujours impeccable) et de la sonorité profonde du violoncelle. Cette partie prépare à la course, faite de tension grandissante, sur l'ocre de l'arène. Dans le deuxième mouvement, long de plus de cinquante minutes, s'opère un changement de climat. Les cuivres en toute rutilance, fourbissent leurs couleurs, leurs riffs et se confrontent aux cordes vibrantes : quant aux indispensables Stéphan Oliva et Jean-Pierre Jullian (piano, batterie-percussions), ils opérent la liaison avec maestria. Tous ces musiciens sont absolument formidables, tendus dans l'échange, qui ne peut se résoudre à la seule spéculation en miroir, mais dans une relance permanente à partir des différences. On est au cœur du son, au centre de cette énergie, dans la poursuite du projet précédent, "Aghia triada" de Jean-Pierre Jullian. L'équipe en sextet est augmentée cette fois du violoncelliste Laurent Hoevenaers et du violoniste Régis Huby. Ainsi, c'est à huit que la musique prend corps, sens et valeur. Il se passe encore bien des choses surprenantes : la référence tauromachique est plus que jamais présente avec le prétexte de la Carmen de Georges Bizet et de son traditionnel aria "Toréador" qui salue ces moments intenses, lorsque certains raseteurs exceptionnels comme Christian Chomel, auquel ce disque rend hommage, jouent avec la mort. A la manière de Coltrane, comme le souligne justement Jullian, qui mettait sa vie en jeu tous les soirs quand il jouait, à découvert, possédé de cette urgence vitale, avec cette obsession du plein, non de la saturation.

Avec cet "Opus incertum on C", façonné sur la glaise des élans, le label Emouvance continue d'affirmer sa démarche première : favoriser l'émergence des musiques actuelles et laisser à des instrumentistes de talent, la liberté de construire leur musique sans compromis, entre écriture et improvisation. Il est important aussi de mettre de la musique et cette musique-là en particulier, sur la pochette, colorée d'une encre vitale : ces tâches ponctuent d'un accent final la composition, difficile peut-être, mais épurée et exigeante.