Naked city

John Zorn

par Hugo Catherine le 11/01/2006

Note: 10.0     

Le saxophone alto de John Zorn, la guitare de Bill Frisell, les claviers de Wayne Horvitz, la basse de Fred Frith et la batterie de Joey Baron : avec une telle formation, nous pouvons raisonnablement nous attendre à ce que "Naked city" décape et défriche. De fait, dès la première écoute, il ne subsiste aucun doute : ce groupuscule de génies nous en met plein la vue. "Naked city" fait partie de ces albums que nous voudrions ne jamais avoir découverts pour toujours avoir à les découvrir. Il faut bien le dire, John Zorn nous met une claque faramineuse. Premier maillon de la série des albums du groupe-projet Naked City, "Naked city" n'est pas forcément l'album plus choyé par les fans les plus inconditionnels du groupe mais il a le grand mérite de donner un "la" déglingué mais accessible aux autres chef-d'œuvres plus extrêmes à venir.

Les 26 titres, dont un petit quart de reprises, forment une suite foutraque tout ce qu'il y a de plus sérieux. L'album ne se permet aucun relâchement tant il joue sur l'hybridation, la transposition, la mutation et la fusion incessantes des styles : le morceau introductif, "Batman", est un bijou rock-blues-jazz ; la suite nous entraîne dans des mutilations free punk jazz ("Punk China doll"), smooth blues musette ("Latin Quarter"), trash country reggae ("N.Y. flat top box") ou pop eighties kitsch ("Contempt"). Toutes ces influences passent à la moulinette. Il en sort un jus du tonnerre à nous mettre un boost aux fesses à vie. Certains thèmes nous coupent le sifflet, comme sur "Saigon pickup". Ca dépote, ça swingue, ça balance.

Si l'humour et la dérision font main basse sur les choix artistiques du groupe, ne recoulant devant rien, comme en témoigne la puissante reprise du thème de James Bond, l'exécution technique des musiciens est majestueuse. La mise en place des morceaux met tout le monde d'accord ; en la matière, nous conseillons d'ailleurs "You will be shot" aux auditeurs récalcitrants. La palette de John Zorn est évidemment gigantesque ; l'agilité de la section rythmique, Joey Baron en tête, est grandiose ; un mixage d'une grande saveur sert la fluidité et les nuances des claviers. L'inspiration populaire épouse la réalisation élitiste : les incises expérimentales ne sont jamais des refuges faciles pour techniciens avertis, toujours des terrains de jeux déconnants.

L'album est d'autant plus inouï qu'il est éventré en son milieu, par huit pistes, de durées comprises entre 8 et 38 secondes. Celles-ci sonnent comme des explosions hard aux titres férocement évocateurs : "Igneous ejaculation", "Blood duster", "Hammerhead", "Demon sanctuary", "Obeah man", "Ujaku", "Fuck the facts" et "Speedball". La contribution de la voix de Yamatsuka Eye est alors décisive, contrastant avec d'autres morceaux à la beauté plus calme (" I Want to Live " de Johnny Mandel ou " Lonely Woman " d'Ornette Coleman).

Piochant souvent dans un imaginaire cinématographique plutôt crû, version polar de choc à fond sur l'action, "Naked city" constitue, pour les plus conquis, une entrée en matière doucereuse aux autres créations du groupe, et, toutes proportions gardées, un formidable passage de témoin entre Frank Zappa et Mr Bungle.