Secret Love 1984-87

Karl Biscuit

par Jérôme Florio le 04/04/2004

Note: 8.0    

L'électropop n'est pas seulement cette chose inoffensive et superficielle que l'on nous ressert aujourd'hui sans imagination : elle peut aussi servir de caisse de résonance à des obsessions et des fascinations troubles, exacerbées par la pose rigide et robotique qu'impose la musique électronique. On ne sait pas grand-chose de Karl Biscuit, si ce n'est qu'il est revenu depuis la fin de ses activités discographiques à ses premières amours, la danse contemporaine (il est co-directeur de la compagnie Castafiore). Avant de sortir des enregistrements entre 1984 et 1987, dont l'intégralité est compilée ici, il avait collaboré entre autres avec le chorégraphe Philippe Decouflé, un de ces créateurs pour qui les années 80 ont été une explosion débridée de formes, de couleurs et de technologie.

On imagine bien des danseurs évoluer sur une scène au son de ces beats saccadés : la théâtralité est évidente, Karl Biscuit se construit un personnage de dandy franco-germanique qui se plaît dans l'artifice, à qui le qualificatif "néo-romantique" va comme un gant – le gant blanc d'un aristocrate électro. De sa voix caverneuse qui n'est pas sans rappeler celle du roi des corbeaux Andrew Eldritch (Sisters of Mercy), Biscuit nous fait visiter avec la morgue du châtelain une backroom froide, dans laquelle toute sensualité est absente. Une lumière glauque baigne des uniformes militaires, on joue des films expressionnistes allemands, on entrevoit sur les sofas des fantasmes d'amours déviantes : le titre "La Morte", chantée en italien, pourrait prêter à confusion. Il flotte sur tout cela une atmosphère de décadence européenne, de pourriture qui ronge les bourgeoisies finissantes (curieusement, je pense à "L'année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais). La rythmique de "Dark lies" laisse imaginer ce qu'aurait donné une Argentine envahie par les troupes Allemandes – la musique du "Maître du Haut Château" de Philip K. Dick. On n'arrive pas à savoir si c'est du lard ou du cochon, ce concept macabre poussé jusqu'à la caricature : les titres des chansons ("Regrets eternels", "Fatal reverie", "Bémol macabre"…), les croassements sur "Overwhelming past", rien n'y manque. Les claviers sont funèbres, sortis d'un film d'horreur ("Loneliness"), un saxophone est aussi convié à l'enterrement ("No friends").

Mais quel enterrement, au juste ? Les flux et reflux de la marée noire qui baignent "Requiem" laissent en se retirant les traumatismes d'un passé douloureux. A la fin des années 70 en Allemagne, des artistes remuaient les consciences en jouant avec une imagerie taboue, dans une démarche violente et cathartique : Fassbinder au cinéma, DAF en musique... Karl Biscuit utilise des sonorités datées, mais pas démodées, qui provoquent des images en noir et blanc de colonnes de la Wehrmacht marchant au pas. "Final" ne s'intitule pas ainsi pour rien : c'est la débâcle, les soldats reviennent du front, hagards et épuisés, sous le vrombissement grave des V-2 Schneider. Et dire qu'à la même époque, à l'autre bout des charts, Madonna sautillait sur "Holidays"…

Le dernier single de Karl Biscuit, "Secret love" (1987), est de facture un peu plus légère : il arrêtera sur cette note, bouclant la boucle sur un remix de "La morte", en ayant exprimé pendant trois ans une certaine vision esthétique de la pop, à la fois outrageusement affectée et s'insérant dans la queue de comète d'un courant artistique assez fort.