New York moment (avec Eddie Gomez & Carol Tristano)

Lenny Popkin

par Sophie Chambon le 14/09/2005

Note: 9.0    

Pour évoquer Lenny Popkin, saxophoniste ténor new yorkais, on peut toujours avancer comme possible introduction qu'il fut l'un des "élèves" les plus intéressants du pianiste Lenny Tristano avec Warne Marsh et Lee Konitz. Une des marques de fabrique du système tristanien était d'improviser sur un thème connu en créant des lignes mélodiques et des harmonies originales, transformant ainsi jusqu'au titre la nouvelle composition, résultat de cette improvisation. Un procédé que les boppers avaient déjà adopté avec succès.

Les neuf pièces majoritairement signées du saxophoniste ténor dans cet album enregistré à New York en 2004 suivent cette règle générale, mais la reprise de deux thèmes aussi célèbres que "Body & soul" et "You don't know what love is" démontre aussi de façon éclatante ce que signifie "jouer un standard" en jazz. Lenny Popkin s'exprime dans tous les registres de son instrument avec un son particulier, fragile, dans l'aigu. Son interprétation est toujours étonnante, feutrée, féline, presque inquiétante. Dans les ballades en tempo lent, le souffle devient parfois imperceptible, les volutes sinueuses de son phrasé, complexe mais sans préciosité, s'enroulent autour des lignes de basse, libérant les formes de toute contrainte.

Un seul point (minime) de désaccord avec les excellentes "liner notes" de François Billard, spécialiste du maître Tristano : le triangle n'est pas aussi équilatéral qu'il semble le formuler. Certes, le trio saxophone-basse-batterie est mis en valeur avec l'attention complice de Carol Tristano et Eddie Gomez, très concernés, en interaction permanente : instrumentistes sobres, ils savent déjouer l'image du batteur ou du contrebassiste prenant des solos virtuoses. Eddie Gomez qui resta onze ans aux côtés de Bill Evans est sans doute l'un des mieux placés aujourd'hui pour évoquer la place du contrebassiste dans "l'art du trio". Carol Tristano, dont le jeu paraît répondre à une conception métronomique du tempo - imposée en fait par Lenny Popkin - se révèle en définitive discrète mais subtile dans certaines relances. Il est clair que le saxophoniste a trouvé la rythmique idéale et qu'il s'épanouit avec ce trio.

Et ce qui domine alors dans cet album, ce sont ses propres envolées, le "son Lenny Popkin", cette "voix" unique et singulière dont parle justement François Billard, qui s'élève et redescend sur l'échelle chromatique, vocalisant avec bonheur sans la moindre excitation. Un son plus que troublant, qui finit par hypnotiser l'auditeur, "Origin", charmé par ce que Lenny appelle lui-même "feeling" (à ne pas confondre avec l'émotion). C'est-à-dire "l'âme d'un musicien" qui arrive à introduire une dimension personnelle unique et donc précieuse. Et l'on écoute à nouveau un saxophoniste qui imprime sa griffe, identifiable immédiatement. Au final, un disque bien venu dans une production suffisamment rare pour que ce "New York moment" soit tout à fait à notre goût.