I am three

Mingus Big Band, Orchestra & Dynasty

par Damien Rupied le 30/09/2005

Note: 9.0    

I am three". Je suis triple. C'est par ces mots que commence la célèbre autobiographie de Charles Mingus, "Beneath the underdog" (Moins qu'un chien). Sans doute l'un des témoignages les plus passionnants de la part d'un jazzman sur sa vie et son œuvre. "I am three", c'est donc également le titre d'un disque qui réunit les trois groupes qui font aujourd'hui vivre l'héritage de Mingus : le Mingus Big Band, le Mingus Orchestra et Mingus Dynasty. Non pas trois formations concurrentes, mais trois orchestres complémentaires, qui mettent en lumière, chacun à leur façon, un aspect un peu différent de l'art mingusien de la composition.

Si le jazz est une musique qui vit de et par l'improvisation, un siècle d'existence a également permis de doter cette tradition de grands compositeurs. Le jazz n'est-il pas quelque part la musique classique du XXe siècle américain ? Et s'il est un jazzman qui mérite pleinement le titre de compositeur, c'est bien Charles Mingus. A une époque où l'on faisait encore la différence entre la "musique" (entendre la tradition savante d'origine européenne) et le "jazz" (entendre un arrangement de sons divertissant), Mingus s'est constamment battu pour imposer son travail comme partie intégrante de la "musique" au sens noble du terme. D'où, en partie, sa réputation d'homme en colère. Génial contrebassiste, flamboyant meneur d'hommes, Mingus est aussi l'auteur de quelques uns des thèmes les plus célèbres du jazz moderne. Il n'est donc que justice que sa musique ne soit pas cantonnée au support discographique, mais continue à vivre sur scène grâce aux trois ensembles réunis ici.

Sur ces dix morceaux, six sont interprétés par le Mingus Big Band, deux par le Mingus Orchestra et deux par Mingus Dynasty. Le Mingus Big Band est une formidable machine à groover, qui rend un bel hommage à l'aspect afro-américain de l'art mingusien. Le Mingus Orchestra privilégie, lui, une approche plus "européenne" de la musique du grand Charles. La présence d'un cor, d'un basson et d'une clarinette basse donne à entendre un formidable "jazz de chambre" aux accents mahleriens. Enfin Mingus Dynasty, la plus ancienne des trois formations, est quant à elle plus proche du modèle originel du Jazz Workshop de Mingus, avec un sens du swing véritablement jouissif.

Les musiciens qui ont sélectionné et arrangé les titres joués ici ont eu la bonne idée de ne pas prendre les thèmes les plus connus, et surtout de proposer une relecture qui ne se contente pas de coller aux versions enregistrées par Mingus lui-même. C'est peut-être d'ailleurs là la principale force de ce disque, et ce qui justifie son existence. Ce n'est pas un "disque hommage" de plus, mais une interprétation vivante d'un répertoire, véritable classique de notre temps. C'est en plus l'occasion d'entendre certains des plus talentueux jeunes jazzmen américains du moment, les saxophonistes Seamus Blake et Miguel Zenon, le pianiste Orrin Evans ou encore le trompettiste Jeremy Pelt. Il ne faut par ailleurs pas voir les trois ensembles comme concurrents, puisqu'ils font en fait appel aux mêmes musiciens. C'est plutôt un portrait cubiste (vu sous plusieurs angles simultanément) de l'œuvre de Mingus que ce disque propose. S'il fallait avoir une préférence, elle irait à la relecture originale du Mingus Orchestra. Les deux morceaux ("Chill of death" et "Todo modo") interprétés par cet orchestre pourraient justifier à eux seuls l'écoute du disque.

Pour qui ne connaîtrait pas les disques de Mingus, celui-ci n'est certes pas une priorité et on conseillera d'aller plutôt se procurer "Blues & roots", "Mingus ah um" ou "Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus"). Mais pour tous les autres, c'est sans hésitation de la très belle "musique".