You are the Quarry

Morrissey

par Filipe Francisco Carreira le 25/07/2004

Note: 7.0    
Morceaux qui Tuent
First of the gang to die
America is not the world
I like you


Les quelques concerts donnés en 2002 n’avaient pas pour seul but d’entretenir la nostalgie : icône des années quatre-vingt, Morrissey préparait son retour, le vrai, celui avec des disques. C’est ainsi qu’après sept ans d’attente "You are the quarry" succède à un "Maladjusted" que personne dans un entourage proche et même lointain ne semble avoir écouté. Il faut remonter à 1994, cette drôle d’année où nous étions tous chevelus - la Nirvanamania culminait avec la mort de son (anti) héros - pour retrouver le dernier chef-d’œuvre de l’ex-chanteur des Smiths, le sublime et intemporel "Vauxhall and I".

Toutefois "You are the quarry" évoque moins la solitude désabusée de "Vauxhall and I" que l’humeur bastonneuse et vindicative de "Your arsenal" en 1992. Morrissey multiplie les phrases en forme de profession de foi - "There is no one on Earth I’m afraid of" ("Il n’y a personne sur Terre qui me fasse peur") sur "Irish blood, English heart" - les accusations - "Magistrates who spend their lives hiding their mistakes" ("Des magistrats qui passent leur vie à masquer leurs erreurs") sur "I like you" - et n’hésite pas à verser dans la démagogie lorsqu’il brocarde l’Amérique où le Président n’est jamais "black, female or gay" ("America is not the world"). Il affirme avoir été traîné dans la merde sur quinze miles avant de préciser - quand même - qu’il n’aime pas ça ("How can anybody possibly know how I feel ?").

Sa haine de l’establishment et des institutions est palpable dans la quai-totalité des morceaux et si l’énergie et l’envie d’en découdre seront toujours, en art, perçues comme des qualités, l’aspect revanchard de "You are the quarry" prend parfois des proportions exaspérantes, à l’image de ces règlements de compte qui occupent les rayons livres des supermarchés français, de Guillaume Durand à Nadine Trintignant. Lorsque Morrissey évoque le procès qui l’a opposé il y a quelques années à Mike Joyce, son batteur au temps des Smiths, son manque d’humour et de finesse met d’autant plus mal à l’aise qu’il contraste avec l’élégance et l’ambigüité qui caractérisaient sa poésie des frustrations, les siennes mais aussi - faut-il le rappeler ? - les nôtres. Il sera difficile en revanche de se reconnaître dans "How can anybody possibly know how I feel ?" où le pronom “I” ne désigne que son auteur, celui-ci ne s’adressant par ailleurs qu’à des gens qui, pour autant qu’il leur ait été confronté, n’écouteront sans doute jamais son disque. Ce titre est emblématique du reste de l’album : s’il en a les défauts - peu d’acuité et trop de parti-pris - il en porte aussi et cependant les qualités, soit la puissance et surtout l’incandescent charisme vocal de Morrissey.

Car si l’auteur déçoit, le chanteur est, lui, à son meilleur. Au point de laisser le groupe qui l’accompagne à la traîne sur un "Come back to Camden" aux pieds carrés et aux synthés aussi rutilants qu’épuisants. Cela dit, s’il ne suffit pas d’avoir de bons musiciens pour faire un bon disque, il n’y a pas de bon disque sans bons musiciens et force est de reconnaître que le groupe emmené par Morrissey se hisse à un niveau digne de son leader en plus d’une occasion. Notamment sur ce "First of the gang to die" où l’osmose est parfaite, sorte de "Billy Bud" en plus pop, "catchy" et aérien, à entonner cheveux au vent. Mais aussi sur le pugnace "Irish blood, English heart" et plus encore sur l’enivrant "I like you". "The world is full of crashing bones" renoue avec les obssessions glam-rock de "Your arsenal" ainsi que "You know I couldn’t last" où Morrissey livre quelques-uns de ses vers les plus lucides : "The critics who can’t break you / They somehow help to make you" ("Les critiques qui ne peuvent te casser / t’aident d’une certaine façon à te faire"). C’est habité de sentiments contradictoires que Morrissey est le plus touchant. Il déclare son amour à l’Amérique, celle d’Elvis et de James Dean, des bananes et du rockabilly qui imprégnait déjà certains morceaux des Smiths ("Vicar in a tutu") mais ne peut s’empêcher de grincer sur celle des hamburgers, armé d’une mauvaise foi aussi indéfendable qu’irrésistible - "Don’t you wonder why in Estonia they say / Hey you, big fat pig" ("Et tu te demandes pourquoi en Estonie ils disent / Hé gros porc") - avant de multiplier des "I love you" d’une sincérité tout aussi désarmante, soutenu par une mélodie captivante, un mid-tempo chatoyant. Après avoir demandé, non sans insolence, à Jésus pourquoi il avait été, lui, plein d’amour et de désir, balancé dans un monde si dépourvu d’amour - le sombre et poignant "I have forgiven Jesus" - Morrissey fait des merveilles sur le romantique et plein d’astuce "Let me kiss you" : "Close your eyes / and think of someone you physically admire / And let me kiss you" ("Ferme les yeux / Et pense à quelqu’un que tu admires physiquement / Et laisse-moi t’embrasser").

Lorsqu’il assure que son cœur est ouvert malgré son physique méprisable, il laisse pensif. Physiquement méprisable ? Au vu de ses dernières photos, vidéos et concerts, Morrissey présente, à quarante-cinq ans, grisonnant et légèrement trapu, la silhouette d’un acteur hollywoodien des années cinquante. Et ressemble davantage aux dandys qu’il admirait dans sa jeunesse qu’à l’échalas qui chantait "What difference does it make ?" en exposant les fleurs coincées dans son jean au public de Top of the Pops. Morrissey est peut-être devenu le chanteur qu’il rêvait d’être, à la fois charmeur et provocateur, attirant et dangereux, entre "This charming man" et "Sweet and tender hooligan".

A l’instar de Robert Smith et de The Cure, qui s’est récemment offert les services du producteur américain de At the drive-in et Limp Bizkit, c’est aux Etats-Unis où il vit depuis maintenant six ans que Morrissey a trouvé un nouveau souffle. Si les textes n’atteignent pas toujours le niveau auquel il nous avait habitués, le chant, unique et fabuleux, allié à des compositions pour la plupart sans faille, contribue à maintenir l’ex-chanteur des Smiths parmi les figures les plus charismatiques et rayonnantes du monde de la musique Pop. Avec un grand P.