No silver / no gold

The Baptist Generals

par Jérôme Florio le 11/05/2003

Note: 8.0    

Il est des endroits où la laideur et la beauté s'entremêlent si bien qu'il est difficile de les dissocier. Comment faire pour chercher la lumière quand on a les bottes coincées dans la boue ? Apparemment, être Texan n'est d'aucune aide pour Chris Flemmons des Baptist Generals. On est dans le Sud dégénéré des rednecks et des “débilious” (sic) pétrolifères fous de Dieu, patrie d'ingérables comme Townes van Zandt ou Roky Erickson (des 13th Floor Elevators). Nos Baptistes ont visiblement fait voeu de pauvreté : ils enregistrent dans un garage, en une seule prise, sur un 8-pistes rudimentaire. Mais c'est moins un caprice de nouveau riche (la pose "lo-fi"), qu'un besoin pulsionnel qui s'accomode mal du temps que demande l'apprentissage de la technologie. Etrange expérience de musique claustrophobe au pays des grands espaces. C'est donc un endroit crasseux, mal éclairé, qui fait fuir en courant les revendeurs de matériel hi-fi : il y a beaucoup de souffle, la voix est nasillarde et sature vite, le médiator racle sur les cordes comme s'il allait les arracher. Les Generals devront repasser pour le voeu d'abstinence : l'alcool est mauvais pour la santé mentale. Ecoutez le blues de cul de bouteille de "Ay distress" et sa plainte douloureuse qui se termine en hilarant et effrayant accident industriel ; sur "Diminished", la démarche est lourde, la bouche pâteuse. Pour Chris Flemmons, mettre un pied devant l'autre est un chemin de croix. On s'attend à ce qu'il se casse la figure, et pourtant il arrive au bout, au prix d'une obstination presque pathétique. Mais un pas de travers, et le verre tombe et se casse. Par miracle, certains éclats se transforment en courts fragments de beauté. Chaque chanson à boucler est un exploit à renouveler : c'est le risque à prendre pour saisir un peu de vérité, d'authenticité dans l'interprétation. Attention, d'autres éclats sont tranchants : "Creeper", complètement barré, paranoïaque et peu accueillant. "On a wheel" c'est la roue de l'infortune, petit calvaire pour l'auditeur qui aime modérément l'autoflagellation. Le timbre de voix de Flemmons (pas si loin de Daniel Johnston) renforce le sentiment de fragilité, qui s'exprime via une musique brute et crue ; comme Lennie dans "Des souris et des hommes" de John Steinbeck, colosse attardé mental qui broie ce qu'il aime sans le faire exprès. Ce qui sauve Flemmons est une certaine distanciation, le sens de l'autodérision noir et cynique du vagabond qui ne sait pas où il dormira ce soir, mais qui chante à tue-tête sous la pluie. Effrayé par les sons bizarres qui griffent "Going back song", il crie comme un bébé qui se réveille en pleine nuit. Enregistrée plus proprement par Calexico, ce serait une chanson très accrocheuse. Mais en partant vers Tucson, la voiture des Generals finit dans un platane (enfin, ce qui s'en rapproche le plus au Texas), et ses occupants à l'hôpital psychiatrique dans lequel ils partagent une cellule capitonnée avec un John Fogerty halluciné ("Feds on the highway"). Reprise à la fin du disque, "Going back song" subit une amputation sadique de 8 à 4 pistes. Elle qui tenait à peu près debout, la voilà complètement démembrée.