BOF One from the heart

Tom Waits & Crystal Gayle

par Jérôme Florio le 31/07/2004

Note: 9.0    

En 1982, Francis Ford Coppola demande à Tom Waits de composer la musique de son prochain film : c'est une histoire d'amour, qui vient refermer la sombre décennie précédente - tensions raciales, scandale du Watergate, le traumatisme du Viet-Nam qui a inspiré au réalisateur le démentiel "Apocalypse now".

Pas vraiment dans l'air du temps, "One from the heart" a été mal reçu, et peu vu (pour moi pas vu). Ecrite et enregistrée avant que la moindre image ne soit tournée, sa bande-son compte pourtant parmi les plus beaux disques de Tom Waits. Avec le producteur Bones Howe, il aligne une scénographie de compositions à fleur de peau et blessées, mêlant élégamment sa voix rauque élimée par le bourbon au timbre clair de Crystal Gayle. Rideau de fumée de cigarettes, ambiance bluesy bleutée down-tempo, et des cordes qui osent la romance hollywoodienne en Scope.

C'est Bette Midler qui avait été pressentie pour donner le change à Tom Waits : Coppola voulait reformer le duo de "I never talk to strangers", titre figurant sur l'album "Foreign Affairs" de Waits (1977). C'est la chanson qui a inspiré l'histoire du film. Midler étant indisponible, le choix se porte sur Crystal Gayle (sœur cadette de Loretta Lynn), qui se place régulièrement en tête des charts country depuis le milieu des années 70.
Au départ, la facture "à la manière de" de l'orchestration, et la voix très maîtrisée de Gayle – celle d'une pouliche américaine à la dentition parfaite -, peuvent faire sourire ironiquement. Mais "One from the heart" dégage un parfum plus subtil, la nostalgie d'un âge d'or bel et bien révolu. Tom Waits et Crystal Gayle recréent une love-story brûlée et poignante ("Is there any way out of this dream ?", le thème "This one"s from the heart"). Pour la dernière fois, peut-être ? L'Amérique n'en finit plus d'enterrer ses légendes, de "New-York, New-York" de Martin Scorsese à "Impitoyable" de Clint Eastwood. Depuis plus rien, ou si peu, le second degré cynique ayant triomphé de la poésie dans les tiroirs-caisse.

L'histoire contée par Waits est désabusée, ses personnages pleins d'hésitations et de vague-à-l'âme, mais encore capables de grands élans, de sentiments "bigger than life". La voix de Crystal Gayle finit alors vite par serrer la gorge. "One from the heart" est inexorablement submergé d'une mélancolie qui va croissant : le tintement initial d'une pièce de monnaie qui tombe, le fade-in sur un thème de jazz cool dans "Opening montage" ; puis les plaintes sensuelles et classieuses de la trompette et du saxophone de Teddy Edwards suggèrent une ambiance de fin de quelque chose, qui n'a peut-être jamais existé que sur pellicule. Récemment, Brando/Kowalski descendait les marches du tramway pour la dernière fois.

Une fois ce deuil terminé, Tom Waits se réinventera et révolutionnera son langage musical, en le durcissant. Les temps sont durs.