Winobranie

Zbigniew Namyslowski

par Hanson le 06/11/2006

Note: 8.0    

A la mort de Staline en 1953 et grâce au dégel qui en découla, la chape de plomb qui pesait alors sur les artistes polonais se relâcha suffisamment pour permettre au jazz de s'immiscer officiellement à nouveau dans le paysage musical national. Il faudra cependant attendre une petite dizaine d'années après la création de la série Polish Jazz sur le label d'état Muza, en 1961, pour voir apparaître des artistes composant des musiques imprégnées d'audace dans un langage musical singulièrement fleuri, et ceci avec une insolente émancipation à l'égard du "grand frère américain". Zbigniew Namyslowski personnifie cette rupture stylistique entre des débuts dont les fondations prenaient pied, de façon ostentatoire, dans un certain mimétisme artistique avec les préceptes d'Outre-Atlantique et la montée de la nouvelle génération défrichant de nouveaux horizons.

Entouré de quatre jeunes talents, Zbigniew Namyslowski nous dévoile, à l'écoute de Winobranie, un univers grouillant d'idées, d'ingéniosité et de surprises, et duquel s'échappe un saisissant parfum d'étrenne. Ouvrant par le thème central, Namyslowski jette les bases, avec une entrée percutante en tant qu'altiste soliste, et annonce ainsi d'emblée la couleur : l'assaisonnement à la "varsovienne" ne va pas manquer d'être relevé et épicé tout du long!
Prenant un malin plaisir à prendre son auditoire à contre-pied, il s'interrompt alors brutalement afin de laisser le contrebassiste et le percussionniste reconstruire ex nihilo un groove déroulant ainsi un tapis pour l'arrivée du tromboniste. Ayant petit à petit rejoint ce dernier, l'ensemble des musiciens, va alors faire ressurgir cette versatilité en se retirant au profit d'un violoncelle entamant avec la contrebasse, elle-même jouée à l'archet, un duo dont l'harmonie initiale s'effrite progressivement au profit d'une esthétique ancrée dans le free jazz. Malgré ces revirements ponctuels, la trame musicale parvient à conserver sa cohérence en évitant le piège de la juxtaposition parfaitement artificielle de bouts de partitions griffonnés de façon évasive sur un coin de nappe.

L'une des approches originales pour l'époque se situe dans les compositions qui s'imprègnent allégrement du folklore d'Europe de l'Est où l'on retrouve ainsi des reflets des Balkans et du kujawiak polonais. Namyslowski rappelle, avec le titre "Gogoszary", que ses racines se trouvent sur les rives de la Vistule grâce à un excellent solo de violoncelle équipé d'une pédale wah-wah. Au milieu d'un déluge de percussions, tenant certainement plus du rock que du jazz, tout l'imaginaire propre aux thèmes musicaux des pays de l'Est va surgir de la frénésie de ce violoncelle, au son électrifié et saturé, sous la forme d'un rugissement inouï. C'est ensuite au cours d'une suite très réussie en trois parties que le quintet va à nouveau s'illustrer dans sa capacité à changer l'atmosphère musicale en interprétant un thème commun de façon différente à chaque fois. La composition, largement équilibrée entre les musiciens et leurs prises de parole successives, met à nouveau à profit le multi instrumentalisme des joueurs de bien belle manière.

En guise de conclusion, le quintet se lance dans une interprétation bien peu orthodoxe de la musique indienne. Le titre final, "Taj Mahal", recrée les harmonies et les sonorités orientales en remplaçant les instruments indiens par leurs homologues occidentaux. Un piano préparé se substitue au sitar, la contrebasse endosse le rôle du tampura, et pour finir, le violoncelle, joué en pizzicato, s'accapare la place de soliste. A cela s'ajoutent des tablas joués par le batteur, ainsi que l'agrément d'autres percussions. A une époque où la musique indienne était dans toutes les bouches, le quintet de Zbigniew Namyslowski a ainsi su présenter une approche baroque de cette tradition musicale, pimentant, par ailleurs, largement les divers festivals où son quintet fut convié.

Remarquable d'inventivité et d'habilité, tant dans la composition que dans l'interprétation, Zbigniew Namyslowski a signé, avec Winobranie, l'un de ses disques les plus réussis et les plus enclin à la postérité. Pourtant, cette surprenante approche du jazz peut en laisser plus d'un perplexe au cours des premières écoutes. Ceci me pousse, par conséquent, à recommander aux néophytes du jazz polonais de peut-être orienter leurs recherches vers des artistes plus immédiatement accessibles comme Krzysztof Komeda ou Skalpel. Considéré comme l'un des piliers de ce jazz-ci, Namyslowski alimente ainsi parfaitement la richesse et la réputation de la tradition musicale de son pays. A l'écoute de tels artistes, il devient évident pourquoi l'héritage jazzistique polonais sert de fond de commerce à certains artistes, et tout particulièrement pour l'excellent duo Skalpel qui fait remonter à la surface certaines perles oubliées en bâtissant son électro-jazz exclusivement à partir de samples tirés d'enregistrement polonais des années 50 à nos jours.