High priest / Black list

Alex Chilton

par Jérôme Florio le 27/06/2004

Note: 8.0    

Quand Alex Chilton reprend le chemin des studios en 1987, il n'a pas réalisé d'album depuis huit ans. La route a été longue depuis les premiers succès avec les Box Tops ("The letter" en 1967), suivis par l'enregistrement de deux disques fondamentaux du rock américain avec Big Star, au début des années 70 – groupe sabordé dans la noirceur en 1978 sur "Third" par un Chilton esseulé. Suivra une traversée du désert, des périodes difficiles dominées par l'alcool et la déprime, qui font apparaître la parenthèse Big Star comme une oasis isolée. Bon an mal an, Chilton ne cessera pourtant jamais son activité, même à intervalles très espacés. Combien auraient raccroché à sa place ?

Un élément de réponse se trouve peut-être dans le répertoire éclectique de "High priest" : une poignée de compositions originales et des reprises de titres plus ou moins connus, qui montrent son attachement à sa ville de Memphis et à la musique des fifties - les années dorées de son adolescence. Alex Chilton a peu enregistré depuis 1979 (deux Ep), et on sent ici le plaisir de retrouver goût à la vie : bien que le son manque d'ampleur, "Take it off", "Junkyard", "Dalai Lama" déroulent une rythmique imperturbable sur laquelle la guitare de Chilton a furieusement envie de dévorer l'asphalte. Placée au premier plan, elle occupe l'espace avec gourmandise.

L'écriture est encore convalescente ("Thing for you", "Forbidden love") mais volontaire, avec des rythmes uptempo colorés par des cuivres. Même la scie "Volare" (de Domenico Modugno, 1958), jouée jazz, est survolée avec une sorte de grâce comme si Chilton pouvait tout se permettre. Les compositions reviennent à la simplicité des origines (le rock'n roll fifties de "Don't be a drag"), comme une rééducation pour tout réapprendre, retrouver de la fraîcheur. Alex Chilton fait la liaison avec ses jeunes années Box Tops par une reprise-hommage à leur chanteur Dan Bell ("Nobody's fool"), déterre un instrumental roboratif du saxophoniste Bill Justis ("Raunchy"). Le boogie de "Margie" sonne comme du Chuck Berry ; "Lonely weekends" fait penser à Brian Setzer avec son Big Band – en formation réduite - : guitare rock'n roll sur du jazz swing. Le disque termine sur une note moins insouciante. La country de "Rubber room" (reprise de Porter Wagoner) est inséminée par une énergie sombre, les dérapages inquiétants de la voix et des guitares traduisent un enfer mental pas si loin de l'Amérique psychotique de Suicide (Chilton a enregistré "Cubist blues" avec Alan Vega en 1996).

Au final, "High priest" apparaît comme un disque un peu schizophrène : un partage heureusement inégal entre vieux démons tenaces, mais mis en scène et à distance, et une énergie vitale positive et renouvellée.

"Black list" (1990) s'inscrit dans la lancée du précédent, un court disque (6 titres + 4 bonus) au moral encore à la hausse. "Little G.T.O.", carte postale prise lors d'une conduite en décapotable le long des plages californiennes, évoque sans peine les Beach Boys de "Surfin' USA". Tendance générale à la coolitude, rythmique détendue sur "Guantanamerika" (quelle résonance en ce moment !), "Baby baby baby". L'appel à la licence est omniprésent : les cuivres sont matois et en embuscade, menaçant sans cesse d'attenter à la pudeur. "Nice and easy does it" est coquine et ironique, avec aux deux tiers un agréable solo de guitare aussi sec que sensuel, avant de redémarrer : Chilton veut faire durer la montée du plaisir le plus longtemps possible. Il rend hommage au bluesman de Memphis Furry Lewis avec "I will turn your money green". Par comparaison, avec les mêmes armes (guitare électrique, rythmique solide mixée en avant, voix blanche), on voit combien la récente tentative de réappropriation de Robert Johnston par Eric Clapton est nulle.

Dans les titres bonus, Alex Chilton se fait plaisir en assurant tous les instruments sur "With a girl like you" des Troggs. Le superbe classique power-pop "September gurls" de Big Star est capté en live de manière assez brute, lors de la tournée française de 1985. "Take me home and make me like it" est presque hors-sujet : une expérimentation de studio à la démarche patraque, un univers sonore hétérogène où se meuvent une slide sinueuse, des éclats de piano. Pas de ligne mélodique claire, une chanson saccagée : un chantier.

C'est peut-être un éclairage sur ce qui se passe dans la tête d'Alex Chilton : il y a toujours un élément un peu trop fragile et dissonant pour que la photo soit parfaite, comme dans les sourires forcés des personnages du peintre pop-art Malcolm Morley.