Funeral

Arcade Fire

par Chtif le 17/05/2005

Note: 10.0    
Morceaux qui Tuent
Rebellion (lies)
Neighborhood #1 (Tunnels)
Neighborhood #2 (Laïka)
Crown of love


On aime un groupe d'abord pour son image. Ses convictions, ses fringues, son mode vie, qu'on ne partagera jamais, et qu'il mène à notre place. Et plus c'est provoquant, sale, immoral, plus l'on apprécie la prise de risques. Quitte à oublier consciemment que la musique, elle, n'est généralement qu'une belle resucée de vieux standards. La recette est éprouvée mais, pourvue de nouveaux atours tape-à-l'œil, elle emporte encore l'adhésion. Faut-il dès lors s'étonner de voir des hordes d'ados pseudo-gothiques se ruer par pelletées entières devant un Marilyn Manson aux allures de diva, quand de dévoués, mais discrets artistes à la Joseph Arthur se démènent pour trouver des dates ?

Et voilà que débarque Arcade Fire, un groupe sans visage, sans exploit scénique homologué, sans frasque ni paillette, sans rien à quoi se raccrocher. Vierge, en somme. Monsieur et madame tout le monde, aux tronches d'employés de bureau bien polis et bien intégrés. Un vague petit côté excentrique, un soupçon de bobo, mais sans doute pas de quoi faire rêver à première vue. D'autant plus qu'ils viennent du Québec, un pays bien coté sur le marché de la soupe, mais dont la réputation en matière d'électricité rock laisse un tantinet à désirer. Le choc n'en est que plus grand.

Au bout de quelques écoutes seulement, l'évidence tombe. "Funeral", leur premier album, est, au choix : une pierre angulaire de son époque, une pure merveille, ou encore un album qui déchire sa race. Chaque catégorie socio-professionnelle (et toutes sont concernées, de l'esthète averti au lycéen en pleine initiation) cochera la mention adéquate à sa guise.

Un lit de guitares, diffus, quelques gouttes de piano qui viennent s'écraser sur une pulsation de cordes et de batterie, et la voix illuminée de Win Butler qui perce la brume de la plus belle introduction post-rock entendue depuis Explosion in the Sky : c'est "Neighborhood #1(Tunnels)", qui ouvre l'album avec une intensité qui jamais ne retombera.

"Neighborhood #2 (Laïka)" prend le relais en déroulant un rythme malade autour duquel s'articulent des suppliques d'accordéon et des langueurs de cordes orientales. Le clavier évoque la frénésie d'un John Cale maltraitant "Waiting for the man" du Velvet Underground, et les guitares atteignent ici une violence décharnée rarement entendue.

L'exploration se renouvelle ainsi, titre après titre, tant chaque morceau constitue un voyage au plus profond des âmes, propice aux interprétations personnelles. Leur richesse est telle que l'esprit parfois ne suit plus, ne sachant plus s'il doit se concentrer sur le cheminement de la basse, le toucher jazzy d'un clavier ou la frêle caresse des chœurs ("Wake up").

Le meilleur de tous les mondes communie au sein de ce "Funeral" : les guitares post-punk d'Interpol, quelques jeux d'échos à la U2 sur "Neighborhood #3 (Power out)" (heureusement débarrassés de la pénible démagogie d'un Bono qui s'égosille), et des orchestrations baroques dignes de Colin Blunstone. L'irrésistible "Rebellion (lies)" représente à elle seule un absolu pop contemporain, une union parfaite entre les genres que n'importe quelle formation rêverait d'accrocher à son palmarès.

L'ensemble prend corps sans que l'on ne distingue la moindre trace de facilité, ni de racolage, et se permet des envolées casse-gueule sorties d'on ne sait quel esprit torturé. Depuis quand n'a-t-on pas été surpris par une chanson, à tel point que se risquer à la décrire briserait le charme de la découverte ? "Paranoid android" ? Sans doute. D'ailleurs, osons le dire tout de suite : "Funeral" sera aux années 00 ce que "OK Computer" fut aux années 90.

A ceci près qu'à la froideur déshumanisée, la solitude inéluctable du chef d'oeuvre de Radiohead, Arcade Fire oppose une expérience quasi-mystique dictée par le besoin de réconfort et de rapprochement face à la douleur. Il faut dire que nos Québécois ont tous perdu plusieurs membres de leur famille durant l'enregistrement. Le titre, "Funeral", est à l'unisson de cette hécatombe, les paroles également, dressées comme un poing levé contre la salope de faucheuse. Il y est question de famille, sans cesse, de mensonges, de ce que l'on cache aux enfants, mais aussi de prière, de pardon ("Crown of love") ou de calice rempli de larmes.

L'Art, parfois, réussit à transfigurer la douleur (on se souvient du "Tears in heaven" de Eric Clapton), quand il reste empreint de dignité, de sobriété. C'est tout le miracle du couple Win Butler - Régine Chassagne que d'y parvenir, en offrant la possibilité de (re)trouver la foi, de faire le deuil ou l'amour, de se sentir moins seul, enfin.

Les nouvelles générations se nourrissent aujourd'hui d'enregistrements mythiques qu'elles n'ont pas vu naître et qui pourtant les maintiennent en vie, autant d'éternels que l'on contemple avec l'aigre sentiment de s'être trompé d'époque. Arcade Fire, désormais, est là. Ils ne sont pas sexy, ne revendiquent rien et ne se droguent sans doute pas. Et pourtant ils sont notre fantasme à portée de main.