Amor fati

Bertrand Cantat

par Thomas D. Lavorel le 20/12/2017

Note: 5.0    

Pour en finir avec Bertrand Cantat

Bertrand Cantat a-t-il encore quelque chose à dire, à écrire et à chanter ? Pour beaucoup, la chose est entendue : en raison des ses actes passés, des rumeurs de violence qui en découlent inévitablement, l’homme serait devenu illégitime, en tant qu’artiste ou en tant que citoyen - l’Opinion tend à confondre les deux -, à l’ouvrir. On remarquera que la mercatique développée autour de la sortie de cet album, le premier que l’artiste signe de son nom, est en partie articulée autour des antagonismes suscités par cette polémique qui n’en est pas une. La pochette de l’album, où il est difficile de ne pas voir que les mots du titre sont disposés de telle sorte que les lettres M A R I soient mises en exergue, est une provocation, de même que la une des Inrockuptibles où l’ancien chanteur de Noir Désir pose en victime d’un mauvais procès qui lui serait fait par l’Opinion (ou médias) pour laquelle il n’existe, pour l’être désigné coupable, "ni pardon ni oubli".

Il n’y a rien à retrancher de la violence de Bertrand Cantat. C’est une donnée réelle, il en a fait la démonstration. Aucune raison, aucune explication, ne fournissent aucune excuse à l’acte commis, de même que le statut d’artiste de son auteur ne confère aucun privilège qui le placerait au-dessus des lois qui s’appliquent au commun des mortels ; mais il n’est certainement pas à charge de l’Opinion de l’accabler davantage que la réalité ne l’accable déjà. Nous n’avons rien à lui pardonner, mais nous n’avons pas à l’accuser non plus. Cette affaire est entre lui et la justice ; elle est entre lui et sa conscience (ou son dieu), et le souvenir en lui, mais pas seulement en lui, de celle qui devint, en un instant, sa victime. Qui d’entre nous pourrait se prévaloir du rôle de juge, d’accusateur ou de défenseur dans cette histoire ? Qui est à ce point exempt de toute violence qu’il pourrait "lui jeter la première pierre" ?

J’ai découvert Noir Désir et Bertrand Cantat après Vilnius, et sans doute éprouvais-je pour l’être, humain, dans sa chair, dans sa souffrance, une sympathie, non parce qu’il fût un artiste, un poète ou une jeune icône prometteuse du rock français, et aurait mérité par-là-même une compassion inconditionnelle, mais parce que, même si ce n’est pas lui qui succomba sous la violence de ses coups, c’est lui, dorénavant, qui allait devoir continuer à vivre avec et dans cette brisure, cette noirceur qui n’était plus celle du monde extérieur, mais celle de sa gueule dans ses miroirs intérieurs. C’est lui désormais qui allait devoir survivre et traverser avec les fantômes et les démons d’une interminable saison en enfer.

Nous savons, ou nous en savons pas, ce qu’il faut de temps pour retrouver un espace de liberté, de lumière ou d’amour de soi suffisant pour se dire que la vie redevient possible, quand tout a été brisé, détruit et ne cesse de l’être dans le cœur et dans l’esprit ; du temps pour purger sa peine, payer sa dette, panser ses plaies, faire son deuil, se laver de ses purulences, accomplir sa rédemption. C’était le chemin que sa tragédie lui ouvrait sous ses pas, le seul chemin par lequel il pouvait revenir... à lui-même d’abord, à la vie, puis à la scène, à la musique, à la poésie... Je me joignais, dans la pensée, à la chanson que Hubert-Félix Thiéfaine lui consacra, "Télégramme 2003" dans son album "Scandale mélancolique" (2005) :

J’imagine ton coeur et ton corps piétinés au fil des journées Et je te vois dans un remords Imprimé pour l’éternité

Il se pouvait que dans l’isolement des cachots de Vilnius, son âme se brise et que les épreuves pour sa libération, réelle et psychologique, l’épuisent assez pour ne pas lui permettre de retrouver son souffle ; il se pouvait encore que son chemin le conduise à se séparer définitivement de "Bertrand Cantat", de cette entité culturelle à jamais liée à la faute, et de reprendre, loin des cirques mondains, une existence anonyme dont nous n’aurions rien su et qui aurait été dans une certaine mesure épargnée. Mais il se pouvait encore que l’expérience le laisse transformé, qu’il se soit saisi de l’épreuve afin de rentrer dans son âme, dans ses noirceurs ; il se pouvait que, confronté par la force des chose (la réalité) à sa propre violence, à son mal (et ce n’est certainement pas rien de se confronté à cet acte qui engendra la mort d’un être aimé), l’homme se soit trouvé, qui sait ? un dieu à maudire et à qui adresser ses prières ? ou qu’il ait trouvé quelque chose de plus précieux et dont sa poésie, jadis, était pleine de promesse, quelque chose comme un joyau de sagesse...

Comme il est dit dans le disque : Tu peux toujours attendre.

Je ne parlerais pas de "rédemption" si l’album ne se présentait sous les aspects d’un tel triomphe. La photographie d’abord : le visage sans barbe de Cantat, son être toujours innocent que semble dévoiler lentement un nuage d’ombres. On pense d’abord que la lumière revient ou qu’il revient, lui, à la lumière. Mais en observant plus attentivement, la question se pose : les ombres sont-elles en train de dévoiler le héros qui sera sorti de l’enfer purifié, ou sont-elles en train de le manger ?

Le titre ensuite, "Amor Fati", nous annonce l’acceptation radicale de tout le passé et de tout les futurs possibles, mais surtout l’acceptation radicale du présent. Acceptation ou Amour. L’amor fati est d’abord un concept de la philosophie stoïcienne : le consentement de l’homme pour la fatalité, pour ce qu’il y a de meilleur dans la vie mais également pour ce qu’il y a de plus terrible ou de plus monstrueux, l’amour de ce qui est, de ce qui fut et de ce qui sera. L’Amor Fati, c’est aussi le cri d’un Nietzsche dans les déserts de Dionysos, l’amour de la vie surtout dans ce qu’elle a de plus terrible, l’amour de sa violence même, de sa souffrance, de sa grandeur et de sa décadence, l’amour tragique du vivant, qui est comme un glorieux désespoir.
Ce qui est, est
- Cantat fait sienne cette rengaine, cette tautologie, dans le titre qui porte le nom du disque, "Amor Fati", sorte de rhapsode insupportable où le chanteur tente de renouer avec la flamme des chants de revendications qui firent les grandes heures de Noir Désir, mais où l’écriture ne dépasse pas les conceptions adolescentes du tragique, et qui ressemble à une parodie sans âme et sans intelligence de ce qui fut peut-être, sous d’autres cieux et en d’autres temps, audacieux et téméraire.

Les morceaux que l’on qualifierait d’ "engagés" (la plupart dont Cantat est seul auteur-compositeur) sont tous aussi pénibles et pour les mêmes raisons. Tout cela manque d’âme, d’authenticité et d’intelligence ; même la voix n’est plus là pour porter l’ensemble, elle manque d’énergie et de puissance, elle n’a plus ce quelque chose de "juste assez faux pour être juste" qui pouvait faire son charme.

Faut-il parler du single promotionnel, "L’Angleterre", dont on se dit amèrement qu’il aurait mieux valut s’abstenir, ou profiter de son séjour en prison pour lire un peu, pour se documenter, approfondir ses connaissances en histoire et en philosophie : nous aurions été épargnés de cette allégeance ostentatoire au régime de confusion généralisée qui règne sur toutes les questions un peu sensible de notre temps.

On mettra un peu à part le morceau "Sillicon Valley", où Cantat reprend l’un de ses thèmes les plus intelligents et qui fut sans doute (avec le morceau "L’Europe" notamment, sur le dernier album de Noir Désir, "Des visages des figures") ce que le défunt groupe (mort à temps) produisit de plus subversif : la critique de la technocité virtuelle et spectaculaire, du monde réel de M. Macron et de Jacques Attali (on se souviendra, aux Victoires de la Musique, de la dédicace ironique au "camarade" Jean-Marie Messier). Mais nous sommes là encore en-dessous de ce que serait un morceau remarquable ou simplement efficace.

D’une manière générale, l’écriture est laborieuse et pénible. Même les chansons qui ne revendiquent rien, qui pourraient être de belles chansons, de beaux moments de poésie, sont alourdies par ces paroles qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Le morceau le plus chouette de l’album, "J’attendrais", qui réunit les trois compositeurs (Humbert - Green - Cantat) et qui reste musicalement savoureux, est littéralement gâché par cette écriture qui n’a rien à dire et ne produit plus qu’une pâle et médiocre copie de ce qui ressemblait jadis à de la poésie. "Anthracitéor", qui n’est pas non plus le plus moche, est marqué de cette même pesanteur et de ce vide, mais ils sont avec ce morceau en accord avec le thème de l’errance que Cantat tente d’aborder, certes, mais avec une "profondeur" toujours trop superficielle.

On n’attendait pas le retour d’un porte-parole de la contestation idéologique adolescente (que quelques minutes d’analyse un peu sérieuse suffisent à démonter entièrement) dont la poésie fulminante et désinvolte avait tout l’air de vouloir déclarer des incendies - non seulement ce n’est pas peut-être pas de ça dont nous avons besoin dans notre siècle, mais surtout, qui serait monsieur Cantat pour revendiquer une telle fonction ? J’attendais, naïvement sans doute, le retour d’un témoin. Témoin des luttes confuses entre le bien et le mal, des frontières dissolues, des déserts de violence qu’il faut traverser de toute manière. Un témoin des chemins difficiles et incroyables qui vous ramènent doucement à la surface des choses après que vous ayez touché leur fond. Et il n’y avait pas d’autre alternative pour l’homme : sa parole, sa poésie, sa vie même, étaient au prix d’une véritable transformation, une métamorphose profonde, une conversion.

Pour revenir, il lui aurait fallu arpenter des voies dans l’âme et dans l’esprit que peu d’homme ont le courage et la force d’affronter, descendre dans les profondeurs, dans les noirceurs de l’âme humaine, incarner tout ce qu’il y avait en lui comme en tout homme de "mauvais". Il y avait mille façon de rentrer dans cette épreuve, mais il n’y avait pas mille chemin possible. Il n’y avait qu’à ce prix, par ce travail (qu’il s’était à lui-même violemment imposé), qu’un retour était possible, qu’il aurait pu se permettre de prendre la parole à nouveau. À moins de ça (et c’est exiger d’un homme ce qu’il y a de plus difficile) il était sans doute plus sage de la fermer...

Le champ de la culture humaine, que tant de parasites ne cessent d’investir et dont ils se font un royaume personnel comme un plafond de verre, n’est cependant pas un divan de psychanalyse. Et le public n’a pas à être le réceptacle des vies misérables d’un artiste. Il y a des musique, des poèmes, des œuvres, qui sont essentiels, qui sont à rencontrer ou encore à construire ; et puis il y a des produits, des marchandises qu’il vaut mieux laisser de côté ou derrière soi, avec tout ce qui ne nous concerne pas. C’est le cas pour ce "Bertrand Cantat". Nous avons tous beaucoup mieux à faire que de supporter les lamentations victimaires et narcissiques d’un homme prisonnier de son nom et de l’idée qu’il se faisait de son génie et de son rôle dans le grand spectacle de la contestation mondiale.



BERTRAND CANTAT Anthracitéor (2017 Audio seul)



BERTRAND CANTAT J'attendrai (2017 Audio seul)