Bertrand Cantat a-t-il encore quelque
chose à dire, à écrire et à chanter ? Pour beaucoup, la chose est
entendue : en raison des ses actes passés, des rumeurs de violence
qui en découlent inévitablement, l’homme serait devenu
illégitime, en tant qu’artiste ou en tant que citoyen - l’Opinion
tend à confondre les deux -, à l’ouvrir. On remarquera que
la mercatique développée autour de la sortie de cet album, le
premier que l’artiste signe de son nom, est en partie articulée
autour des antagonismes suscités par cette polémique qui n’en est
pas une. La pochette de l’album, où il est difficile de ne pas
voir que les mots du titre sont disposés de telle sorte que les
lettres M A R I soient mises en exergue, est une provocation, de même
que la une des Inrockuptibles où l’ancien chanteur de Noir Désir
pose en victime
d’un mauvais procès qui lui serait fait par l’Opinion (ou
médias) pour laquelle il n’existe, pour l’être désigné
coupable, "ni pardon ni oubli".
Il
n’y a rien à retrancher de la violence de Bertrand Cantat. C’est
une donnée réelle, il en a fait la démonstration. Aucune raison,
aucune explication, ne fournissent aucune excuse à l’acte commis,
de même que le statut d’artiste de son auteur ne confère aucun
privilège qui le placerait au-dessus des lois qui s’appliquent au
commun des mortels ; mais il n’est certainement pas à charge de
l’Opinion de l’accabler davantage que la réalité ne l’accable
déjà. Nous n’avons rien à lui pardonner, mais nous n’avons pas
à l’accuser non plus. Cette affaire est entre lui et la justice ;
elle est entre lui et sa conscience (ou son dieu), et le souvenir en
lui, mais pas seulement en lui, de celle qui devint, en un instant,
sa victime. Qui d’entre nous pourrait se prévaloir du rôle de
juge, d’accusateur ou de défenseur dans cette histoire ? Qui est à
ce point exempt de toute violence qu’il pourrait "lui jeter la
première pierre" ?
J’ai
découvert Noir Désir et Bertrand Cantat après Vilnius, et sans
doute éprouvais-je pour l’être, humain, dans sa chair, dans sa
souffrance, une sympathie, non parce qu’il fût un artiste, un
poète ou une jeune icône prometteuse du rock français, et aurait
mérité par-là-même une compassion inconditionnelle, mais parce
que, même si ce n’est pas lui qui succomba sous la violence de ses
coups, c’est lui, dorénavant, qui allait devoir continuer à vivre
avec et dans cette brisure, cette noirceur qui n’était plus celle
du monde extérieur, mais celle de sa gueule dans ses miroirs
intérieurs. C’est lui désormais qui allait devoir survivre et
traverser avec les fantômes et les démons d’une interminable
saison en enfer.
Nous
savons, ou nous en savons pas, ce qu’il faut de temps pour
retrouver un espace de liberté, de lumière ou d’amour de soi
suffisant pour se dire que la vie redevient possible, quand tout a
été brisé, détruit et ne cesse de l’être dans le cœur et dans
l’esprit ; du temps pour purger sa peine, payer sa dette, panser
ses plaies, faire son deuil, se laver de ses purulences, accomplir sa
rédemption.
C’était le chemin que sa tragédie
lui ouvrait sous ses pas, le seul chemin par lequel il pouvait
revenir... à lui-même d’abord, à la vie, puis à la scène, à
la musique, à la poésie... Je me joignais, dans la pensée, à la
chanson que Hubert-Félix Thiéfaine lui consacra, "Télégramme 2003"
dans son album "Scandale
mélancolique"
(2005) :
J’imagine
ton coeur et ton corpspiétinés
au fil des journéesEt
je te vois dans un remordsImprimé
pour l’éternité
Il
se pouvait que dans l’isolement des cachots de Vilnius, son âme se
brise et que les épreuves pour sa libération, réelle et
psychologique, l’épuisent assez pour ne pas lui permettre de
retrouver son souffle ; il se pouvait encore que son chemin le
conduise à se séparer définitivement de "Bertrand Cantat",
de cette entité culturelle à jamais liée à la
faute,
et de reprendre, loin des cirques mondains, une existence anonyme
dont nous n’aurions rien su et qui aurait été dans une certaine
mesure épargnée. Mais il se pouvait encore que l’expérience le
laisse transformé, qu’il se soit saisi de l’épreuve afin de
rentrer dans son âme, dans ses noirceurs ; il se pouvait que,
confronté par la force des chose (la réalité) à sa propre
violence, à son mal (et ce n’est certainement pas rien de se
confronté à cet acte qui engendra la mort d’un être aimé),
l’homme se soit trouvé, qui sait ? un dieu à maudire et à qui
adresser ses prières ? ou qu’il ait trouvé quelque chose de plus
précieux et dont sa poésie, jadis, était pleine de promesse,
quelque chose comme un joyau de sagesse...
Comme
il est dit dans le disque : Tu
peux toujours attendre.
Je
ne parlerais pas de "rédemption" si l’album ne se
présentait sous les aspects d’un tel triomphe.
La photographie d’abord : le visage sans barbe de Cantat, son être
toujours innocent que semble dévoiler lentement un nuage d’ombres.
On pense d’abord que la lumière revient ou qu’il revient, lui, à
la lumière. Mais en observant plus attentivement, la question se
pose : les ombres sont-elles en train de dévoiler le héros qui sera
sorti de l’enfer purifié, ou sont-elles en train de le manger ?
Le
titre ensuite, "Amor
Fati",
nous annonce l’acceptation radicale de tout le passé et de tout
les futurs possibles, mais surtout l’acceptation radicale du
présent. Acceptation ou Amour. L’amor
fati
est d’abord un concept de la philosophie stoïcienne : le
consentement de l’homme pour la fatalité,
pour ce qu’il y a de meilleur dans la vie mais également pour ce
qu’il y a de plus terrible ou de plus monstrueux, l’amour de ce
qui est, de ce qui fut et de ce qui sera. L’Amor
Fati,
c’est aussi le cri d’un Nietzsche dans les déserts de Dionysos,
l’amour de la vie surtout
dans ce qu’elle a de plus terrible, l’amour de sa violence même,
de sa souffrance, de sa grandeur et de sa décadence, l’amour
tragique du vivant, qui est comme un glorieux désespoir.
Ce
qui est, est
- Cantat fait sienne cette rengaine, cette tautologie, dans le titre
qui porte le nom du disque, "Amor Fati", sorte de rhapsode
insupportable où le chanteur tente de renouer avec la flamme des
chants de revendications qui firent les grandes heures de Noir Désir,
mais où l’écriture ne dépasse pas les conceptions adolescentes
du tragique, et qui ressemble à une parodie sans âme et sans
intelligence de ce qui fut peut-être, sous d’autres cieux et en
d’autres temps, audacieux et téméraire.
Les
morceaux que l’on qualifierait d’ "engagés" (la
plupart dont Cantat est seul auteur-compositeur) sont tous aussi
pénibles et pour les mêmes raisons. Tout cela manque d’âme,
d’authenticité et d’intelligence ; même la voix n’est plus là
pour porter l’ensemble, elle manque d’énergie et de puissance,
elle n’a plus ce quelque chose de "juste assez faux pour être
juste" qui pouvait faire son charme.
Faut-il
parler du single promotionnel, "L’Angleterre", dont on se
dit amèrement qu’il aurait mieux valut s’abstenir, ou profiter
de son séjour en prison pour lire un peu, pour se documenter,
approfondir ses connaissances en histoire et en philosophie : nous
aurions été épargnés de cette allégeance ostentatoire au régime
de confusion généralisée qui règne sur toutes les questions un
peu sensible de notre temps.
On
mettra un peu à part le morceau "Sillicon
Valley",
où Cantat reprend l’un de ses thèmes les plus intelligents et qui
fut sans doute (avec le morceau "L’Europe" notamment, sur
le dernier album de Noir Désir, "Des
visages
des
figures")
ce que le défunt groupe (mort à temps) produisit de plus subversif
: la critique de la technocité virtuelle et spectaculaire, du monde
réel de M. Macron et de Jacques Attali (on se souviendra, aux
Victoires de la Musique, de la dédicace ironique au "camarade"
Jean-Marie Messier). Mais nous sommes là encore en-dessous de ce que
serait un morceau remarquable ou simplement efficace.
D’une
manière générale, l’écriture est laborieuse et pénible. Même
les chansons qui ne revendiquent rien, qui pourraient être de belles
chansons, de beaux moments de poésie, sont alourdies par ces paroles
qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Le morceau le plus
chouette de l’album, "J’attendrais", qui réunit les
trois compositeurs (Humbert - Green - Cantat) et qui reste
musicalement savoureux, est littéralement gâché par cette écriture
qui n’a rien à dire et ne produit plus qu’une pâle et médiocre
copie de ce qui ressemblait jadis à de la poésie. "Anthracitéor",
qui n’est pas non plus le plus moche, est marqué de cette même
pesanteur et de ce vide, mais ils sont avec ce morceau en accord avec
le thème de l’errance que Cantat tente d’aborder, certes, mais
avec une "profondeur" toujours trop superficielle.
On
n’attendait
pas le retour d’un porte-parole de la contestation idéologique
adolescente (que quelques minutes d’analyse un peu sérieuse
suffisent à démonter entièrement) dont la poésie fulminante et
désinvolte
avait tout l’air de vouloir déclarer des incendies - non seulement
ce n’est pas peut-être pas de ça dont nous avons besoin dans
notre siècle, mais surtout, qui serait monsieur Cantat pour
revendiquer une telle fonction ? J’attendais, naïvement sans
doute, le retour d’un témoin. Témoin des luttes confuses entre le
bien et le mal, des frontières dissolues, des déserts de violence
qu’il faut traverser de toute manière. Un témoin des chemins
difficiles et incroyables qui vous ramènent doucement à la surface
des choses après que vous ayez touché leur fond. Et il n’y avait
pas d’autre alternative pour l’homme : sa parole, sa poésie, sa
vie même, étaient au prix d’une véritable transformation, une
métamorphose profonde, une conversion.
Pour
revenir,
il lui aurait fallu arpenter des voies dans l’âme et dans l’esprit
que peu d’homme ont le courage et la force d’affronter, descendre
dans les profondeurs, dans les noirceurs de l’âme humaine,
incarner tout ce qu’il y avait en lui comme en tout homme de
"mauvais". Il y avait mille façon de rentrer dans cette
épreuve, mais il n’y avait pas mille chemin possible. Il n’y
avait qu’à ce prix, par ce travail (qu’il s’était à lui-même
violemment imposé), qu’un retour
était possible, qu’il aurait pu se permettre de prendre la parole
à nouveau. À moins de ça (et c’est exiger d’un homme ce qu’il
y a de plus difficile) il était sans doute plus sage de la fermer...
Le
champ de la culture humaine, que tant de parasites ne cessent
d’investir et dont ils se font un royaume personnel comme un
plafond de verre, n’est cependant pas un divan de psychanalyse. Et
le public n’a pas à être le réceptacle des vies misérables d’un
artiste. Il y a des musique, des poèmes, des œuvres, qui sont
essentiels, qui sont à rencontrer ou encore à construire ; et puis
il y a des produits, des marchandises qu’il vaut mieux laisser de
côté ou derrière soi, avec tout ce qui ne nous concerne pas. C’est
le cas pour ce "Bertrand Cantat". Nous avons tous beaucoup
mieux à faire que de supporter les lamentations victimaires et
narcissiques d’un homme prisonnier de son nom et de l’idée qu’il
se faisait de son génie et de son rôle dans le grand spectacle de
la contestation mondiale.