Des effets secondaires de la sonic death, après l'album solo
de Lee Ranaldo et les dernières facéties arty du Chelsea Light
Moving de Thurston Moore, on ne retiendra sans doute que ce disque
incroyable et audacieux, enregistré par Kim Gordon et Bill Nace,
intitulé sobrement "Coming apart". Un disque qui sonne comme un
univers en expansion, ou encore une galaxie de poche à emporter
partout avec soi – en tout cas le seul des trois disques à nous
emmener dans de nouvelles contrées, et le seul qui donne réellement
l'impression d'un nouveau départ.
Le titre fait référence à un film indépendant américain de la
fin des années 60 dont le scénario et le dispositif, à eux seuls,
mériteraient déjà qu'on s'y arrête mais, connaissant les
circonstances qui ont présidé à la sortie du disque – une
séparation plutôt mal vécue, la découverte d'un cancer du sein –,
il est difficile de faire abstraction de son double sens,
l'expression coming apart pouvant signifier à la fois se
séparer ou se désagréger. Plus que par les références
cinéphiles, l'album semble plutôt obsédé par les questions liées
au sexe, aux relations affectives et au contrôle que chacun tente
d'exercer sur eux. Difficile de ne pas voir dans "Abstract" le
thème de la séparation, dans "Last mistress" celui de
l'adultère ou encore dans "Aint" (une reprise de Nina Simone)
celui de la survie post-traumatique. "Coming apart" est taillé
dans une étoffe de ténèbres ; s'il est aussi brutal et informe,
pas besoin d'être devin pour comprendre que c'est parce que c'est le
disque de quelqu'un qui en a bavé.
Les dix pistes qui le composent sont essentiellement de la musique
improvisée. La plupart du temps, Nace et Gordon jouent avec la
stéréo et s'octroient chacun un canal. C'est de la noise, OK, mais
on pourrait dire aussi qu'il y a bruit et bruit. Dans "Coming apart", il n'y a pas de surenchère sur le larsen ou la décibel,
et le son n'a aucun caractère fétichiste non plus, comme ça peut
être le cas avec des artistes du style de Merzbow. Le bruit est
quelque chose qui se trame à deux, comme sur une sorte de métier à
tisser, et il n'est pas traité comme une matière en elle-même,
mais plutôt comme une manifestation corporelle, une résultante
organique formant un fantastique amas de radiations arachnéennes.
C'est le corps qui parle, en tâtonnant, en cherchant sa voie, en
sécrétant son propre son, à base de drones, d'orbes saturées, de
mantras, voire de blues taillé à même le bruit. L'entreprise est
si fragile, incertaine, que les deux protagonistes de Body/Head ont
d'ailleurs avoué dans une interview ne pas être certains de pouvoir
rejouer les morceaux tels quels, et ne pas en avoir non plus la
volonté. Chaque piste peut effectivement être considérée comme
une pièce unique, un mouvement particulier, réalisé à un moment
précis, bien déterminé. Autrement dit, quelque chose qui
correspond à l'essence même de la musique improvisée.
Kim semble travailler avec sa voix comme avec sa guitare. On
reconnaît son phrasé et son timbre si singuliers, mais elle ne peut
s'empêcher d'entraîner les choses au-delà de tout ce qu'elle avait
déjà fait – et même au-delà des morceaux les plus sauvages de
Sonic Youth, comme ceux de leurs débuts, figurant sur le maxi "Kill yr idols". Les mots eux-mêmes semblent être des organismes
qu'elle explore pour la première fois, qu'elle interroge dans le but
de leur faire avouer, à force de torsions et de répétitions,
d'improbables secrets. Tout paraît remis en question, le statut de
nos corps et le statut des instruments eux-mêmes. On n'est pas loin,
d'une certaine manière, de séances de méditation free jazz, et
notamment dans les tout derniers morceaux du disque ("Black",
la reprise d'une chanson traditionnelle, et "Frontal"), qui
dépassent allègrement les dix minutes chacun. Pourtant, après
avoir écouté l'album plusieurs fois, on se rend compte que tous les
morceaux, étrangement, ne sonnent pas si expérimentaux et
improvisés, mais semblent au contraire respecter une structure qui
leur est propre, à l'intérieur de laquelle il n'y a rien de
superflu. Récemment, un journaliste demandait d'ailleurs à Bill
Nace comment Kim et lui parvenaient à déterminer à quel moment un
morceau qui durait plus d'un quart d'heure devait s'arrêter. A quoi
il répondait, tout simplement : « On s'arrête juste quand c'est
fini ».
BODY/HEAD Last mistress (vidéo réalisée par Richard Kern)