Cherry Red rarities

Compilation

par Jérôme Florio le 09/10/2003

Note: 9.0    

Perspectives & distorsions (1981) : Kevin Coyne, Lol Coxhill, Robert Fripp, Matt Johnson, Ben Watt, Virgin Prunes, Th. Leer..

"Perspectives & distortion" déboule dans le paysage musical de 1981 comme une fière déclaration d'intention : le jeune label Cherry Red, qui fête aujourd'hui ses vingt-cinq ans, tenait à imposer sa politique de signature volontariste, et à affirmer une identité forte - à prendre où à laisser.

La géométrie de cette compilation choisie par Mike Alway (guitariste de A Tent) et regroupant dix-sept artistes n'est pas très euclidienne : des lignes parallèles finissent par se croiser - les trajectoires de musiciens confirmés et de jeunes pousses qui tentent d'exister dans le vent glacial du début des années 80. Les perspectives délimitent un terrain de jeu à l'intérieur duquel tout est possible : halte pour songwriter décalé dans le creux de la vague (Kevin Coyne), espace d'expression pour musiciens-chercheurs en marge - le saxophoniste Lol Coxhill et son free-jazz en orbite, quasar émettant des signaux lointains ("The calm..."), Robert Fripp (guitariste de King Crimson, avec Brian Eno ou chez David Bowie) pour une improvisation sur un lac gelé ("Remorse of conscience").

"Perspectives & distortion" est dédiée à John Cage, sorte de Commandeur de la musique contemporaine. Mais on n'est pas dans un laboratoire confiné : les jeunes Monsieur Jourdain de la pop expérimentale ont plus retenu de Cage l'esprit que la lettre, et choisissent de prendre la ligne de fuite. On retrouve Matt Johnson, loin des jus de cerveau qu'il nous infligera plus tard avec The The : "What Stanley saw" est impressionnante de raideur, claviers abrasifs et rythmique chuintante démontrant un époustouflant talent de production avec peu de moyens. Toujours dans le format chanson, Ben Watt (plus tard Everything But The Girl) s'hypnotise tout seul avec ses harmoniques ("Departure") et Mark Perry se fend d'une histoire parlée ("Dear, dear"), avant d'aller monter son groupe punk The Reflections.

Comme un enfant qui s'étonne à chaque instant de découvrir ses capacités, sa liberté totale de mouvement, les artistes présents ici semblent sans cesse découvrir de nouvelles possibilités. Avec une mentalité de pionniers, il expérimentent à tout va, avec un tracé qui bave un peu, une électronique lo-fi, assez loin de la stérilisation actuelle du tout informatique.

Parfois, le trajet le plus court d'un point à un autre n'est pas forcément la ligne droite : plutôt des lignes brisées, et beaucoup de pointillés. On ne sait pas si c'est du lard ou du cochon avec les Virgin Prunes ("Third secret"), et pour les Lemon Kittens une bande jouée à l'envers est certainement le nec plus ultra de l'expérimentation. Certains en rajoutent un peu dans le registre dérangé (Five or Six), ou jouent à un "Ping-pong" dangereux au risque d'y laisser un doigt (Thomas Leer). Mais heureusement, l'expérimentation peut aussi être ludique (Morgan Fisher), et même plus : Eyeless in Gaza agence avec un toucher gracieux des strates de voix horizontales, et se propulse avec "You frighten" à une altitude pauvre en oxygène, guère fréquentée alors que par le Tim Buckley de "Starsailor".

En vous portant acquéreur de "Perspectives & distortion", vous achetez de l'espace : des chants de sirène de Claire Thomas et Susan Vezey effleurant une immense mer d'huile, en passant par le vide intersidéral de A Tent ("No way of knowing", très Tangerine Dream !), le disque se referme sur un morceau sans titre. Il ne tient qu'à vous de lui donner un nom.