Certains disques sont en retard sur leur
époque, d’autres en avance sur elle, d’autres encore sont en suspens, aux
marges, en dehors du formatage par les industries culturelles. C’est le cas de
cet album de Demon Fuzz. Un pur disque de musiciens qui se retrouvent autour
d’un début d’idée et qui laissent leur imagination faire le reste. Une
imagination évidemment imprégnée de ce qu’un jeune musicien noir en Angleterre
en 1970 écoute, entend, perçoit de son époque : l’approche des cuivres des
Jazz Crusaders, la nonchalance de Sly Stone, l’énergie du rock afro-américain
de War ou Mandrill, le psychédélisme hendrixien, le rock sud-africain d’Asagai,
de Simba et enfin l’afro-centrisme politique et culturel d’une génération prête
à en découdre avec les préjugés pré et post-coloniaux. Pour cette dernière
influence, il suffit d’un coup d’œil à la pochette, assez flippante, qui met en
scène l’un des musiciens du groupe, la tête recouverte d’une cagoule, le torse
nu pour se rappeler que l’Angleterre des années 70 connaît aussi des problèmes
de ségrégation.
Selwyn "Smokey" Adams (voix principale), Roy Rhoden (orgue,
piano), W. Raphael Joseph (basse), Clarence "Brooms" Crosdale
(trombone), Paddy Corea (sax, flûte, congas), le seul Nigérian de la bande,
Ayinde Folarin, aux percussions et Steven John (batterie) avaient l’habitude de
jouer sous deux noms différents, histoire de pouvoir multiplier les plans. The
Interstate Road Show et The Skatalites (hé oui) étaient leurs noms de scène, sous
le nom du premier le registre était plutôt soul quand il était ska, vous
l’aurez compris, sous la seconde appellation. Une démarche proche de la Funk
Mob de George Clinton, qui se régalait de donner le tournis à son public et par
la même occasion de gratter quelques billets de plus aux maisons de disques. Et
puis, début 1970, le producteur Barry Murray, fin connaisseur de la scène
afro-anglaise les rencontre et tente, en vain, de les faire connaître.
"Afreaka" était le titre d’un morceau du trompettiste Lee Morgan, dont
Murray était fan, sorti en 1967 chez Blue Note. Ce sera le seul et unique album de Demon Fuzz.
Une mauvaise promotion, des embrouilles entre tourneurs et producteurs et
l’incompréhension du public de l’époque empêchent le groupe de remettre le
couvert. Mais là n’est pas le plus important puisqu’il reste une trace. Pendant
des années ce Lp s’échangeait sous le manteau aux alentours de cent livres
sterling, le voici réédité par Esoteric. Rock-progressif, rock-noir,
afro-rock…Appelez ça comme vous voulez mais ce disque a quarante ans d’avance
si l’on en croit le succès actuel de formations comme les Heliocentrics avec
Mulatu Astatqé ou The Ex avec Getatchew Mekuria. À l’heure où le rock européen
se refait une beauté à coup de scarifications éthiopiennes (entre autres) cela semble tout à fait intéressant d’aller écouter ce qui se passait quand ce
dialogue, qui n’a jamais cessé d’enrichir les répertoires, existait déjà.