DJ Spooky & Matthew Shipp Trio (Collection Freedom Now)

DJ Spooky & Matthew Shipp Trio

par Sophie Chambon le 07/11/2009

Note: 9.0    

Enregistrée à Banlieues Bleues en 2003, cette heure exceptionnelle de musique met à l’honneur le trio du remarquable pianiste Matthew Shipp et sa rencontre mémorable avec DJ Spooky sur le programme "Optometry", filmée au plus près par Jacques Goldstein, avec quatre caméras à l’épaule qui virevoltent en permanence (selon sa technique déjà utilisée pour Wadada Leo Smith et son Golden Quartet à Banlieues Bleues 2005), dans le cadre de l’excellente collection Freedom Now, celle qui permet de "voir la musique", de la vivre en direct et de mieux la comprendre (La Huit proposant à chacun des réalisateurs de la collection de filmer la musique à sa guise).

Jacques Goldstein en profite pour dépoussiérer les codes plus ou moins figés de la représentation de la musique filmée. L’image retrouve ici tout son sens et s’adapte à merveille au style "vif"  de cette musique énergique et vibrante. Saisi dans un beau noir et blanc, presque classique, ou en couleurs pour rendre la musique de l’instant, chacun des musiciens est serré de près dans un ballet intense et continu : sans image d’ensemble de la formation, une fois encore, le réalisateur s’attache à rendre perceptibles les différentes phases de jeu, la musique en train de se faire.

L’engagement du trio est fort et suffirait à lui seul à notre plaisir musical, tant le pianiste Matthew Shipp a su intégrer le free jazz, en faire une seconde nature. Ses deux complices, Guillermo E. Brown à la batterie et William Parker à la contrebasse, sont extraordinaires de précision et d’intelligence, l’encadrant dans une danse hyperbolique. Entrecoupant les morceaux qui s’enchaînent sans réelle transition, de courts extraits d’une interview que l’on retrouve dans le bonus, bien trop court à notre goût, éclairent non sur le parcours véritable des musiciens, mais sur leur conception de la musique. Pour Matthew Shipp, le freejazz est un style de vie, une façon d’être, une façon de concevoir le monde. Ses héros sont Albert Ayler, Sun Ra, Cecil Taylor, John Coltrane dont il croit comprendre les motivations. Il est à sa façon un "passeur" d’aujourd’hui, leur esprit perdure en lui qui peut ainsi jouer une musique du 21ème siècle qu’il pense "pertinente". "Cette musique a beaucoup à voir avec nos ancêtres. C’est ce qui lui permet de traverser les générations, je sens beaucoup de gens vivants quand je la joue" dit-il en substance.

Car il s’agit de mémoire dans ces compositions longues, haletantes même, dans lesquelles se glissent les diverses citations de DJ Spooky, s’imbriquent ses remplois : "Tout est citation, votre ADN… Faire le Dj c’est extérioriser, voir comment on se souvient des choses…". Ainsi il utilise l’album "John Cage meets Sun Ra" tout en mêlant des images de la vie à New York, où le free jazz et le hip hop se superposent dans le paysage urbain. Le jazz en effet s’est codifié au cours des années, a écrit son histoire propre, intégrant d’autres courants : le travail complémentaire de DJ Spooky prolonge parfaitement l’esprit de cette musique urbaine. "Quand on a ce sens de la citation et de la transformation, jouer avec l’histoire c’est sampler, image ou son…". Il estime faire du "sound writing", en pleine guerre d’Irak, en utilisant des archives sonores, l’écho des voix françaises de la seconde guerre mondiale (De Gaulle). Etre un narrateur est évidemment une façon de se souvenir.

Le lien entre le jazz et la culture des platines et des ordinateurs, le hip hop et les beats, semble tout naturel dans ces conditions avec cet "Optometry" ("science des visions"), qui "fait voir des sons et entendre des visions". On ne pourrait rêver meilleure illustration pour le programme de La Huit.