Crumbling the antiseptic beauty

Felt

par Jérôme Florio le 25/01/2022

Note: 9.0    
Morceaux qui Tuent
I worship the sun
Evergreen dazed
Templeroy


Dix ans d’existence (1979-1989), dix disques et tirer sa révérence : c’est le plan écrit à l’avance de Felt, comme un casse mûrement préparé – du moins tel que Lawrence Hayward se plaît à le conter, dans un geste de réécriture un rien mythomane. Le label Cherry Red édite aujourd’hui les versions remasterisées des disques de Felt, le tout supervisé et parfois réagencé par Lawrence. Entre l’inaugural "Crumbling the antiseptic beauty" et la muzak de "Train above the city" (1988), on fouille une histoire souterraine de la pop des années 80, où se mêlent d’authentiques aspirations artistiques et des rêves de gloire distordus jusqu’au cynisme.   

Lawrence Hayward signe en 1979 sur Cherry Red avec comme seule carte de visite son futur premier single, "Index", enregistré dans sa chambre sur un simple magnétophone. Après de multiples essais, il s'adjoint les services du guitariste Maurice Deebank et d'une section rythmique : "Crumbling the antiseptic beauty" est la première pierre discographique de Felt, qui paraît en 1981.
Sur l'instrumental en ouverture, la guitare ondoyante et scintillante de Deebank s'enroule autour de celle acoustique de Lawrence : "Evergreen dazed" a la pureté d'un titre des Shadows, jouant la complémentarité comme Richard Hell et Tom Verlaine (Television). De Johnny Marr (The Smiths) à Terry Bickers (The House Of Love), beaucoup seront certainement marqués par ces motifs ourlés, proches aussi du travail de Viny Reilly (Durutti Column). Un pâle soleil réchauffe la cold wave alors en vogue, l'invite à sortir de sa crypte pour lui réapprendre la notion d'espace ("Fortune"). Des raideurs subsistent encore dans la rythmique rigide, tribale, qui contraste avec l'austérité quasi monacale des compositions.
Sur les cendres du (post) punk, la pop-rock de la fin des années 70 voit l’émergence du style new wave, avec certains groupes vêtus de noir auxquels on affuble l’étiquette "gothique" (Bauhaus, Sisters of Mercy) ; Felt pourrait alors représenter l’art roman de la pop, avec les arcs de guitare de Maurice Deebank jetés par-dessus la nef des chansons de Lawrence ("Cathedral"). Deebank dispute à ce dernier le statut de leader, et peut être légitimement être considéré comme le véritable architecte musical du Felt première période (jusqu’à "Ignite the seven cannons", 1985).
Les lacis de guitare de Deebank monopolisent la parole plus sûrement que Lawrence, étrangement absent, en état second, dont la voix inquiète menace de s'évanouir comme la flamme vacillante d'une bougie. Captivé par leur puissant pouvoir de suggestion, on se fait insidieusement enserrer dans leurs circonvolutions.
Les morceaux s'étirent sans but défini, faussement immobiles comme la surface de l'eau ("Birdmen") : brusquement, la fin de "I worship the sun" s'enfonce dans un noir minéral aux reflets brillants, et débouche sur la fièvre glacée de "Templeroy".

Entre élévation et angoisse métaphysique, "Crumbling the antiseptic beauty" brille toujours d’un éclat singulier : un coffre-fort gardé au secret, dans lequel Lawrence Hayward et Maurice Deebank ont enfermé un bout d’âme de la pop.



FELT I worship the sun (Audio seul)





Pochette originelle de 1981
Pochette originelle de 1981