Bleecker & MacDougal

Fred Neil

par Francois Branchon le 01/12/1998

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Blues on the ceiling
Other side of this life
Gone again


La carrière de Fred Neil (né à Coconut Grove - Floride en 1937) commence sous les auspices du rock'n'roll : en 1956, il co-écrit "Modern Don Juan" avec Don Guess le bassiste de Buddy Holly. Ce dernier l'enregistre, mais sans grand succès. Quelques mois plus tard, Holly devient le phénomène que l'on sait, mais ne chante plus la chanson : Fred Neil a failli être un homme riche ! Le début des sixties le voit avec sa douze cordes animer les coffee-shops de Greenwich Village, où naît la nouvelle scène américaine. Il est alors aussi connu que ceux qu'il côtoie, les Bob Dylan, Phil Ochs ou autre Tim Hardin. Fred est signé chez Elektra par Paul Rothchild (futur mentor des Doors, Buckley, Love, Tom Rush..). et le nom de ce premier album, fait directement référence à ce coin de rues de Greenwich, au cœur des nuits underground.

Les rues Bleecker et MacDougal se croisent en effet dans Greenwich, un bloc à l'est de la Sixième Avenue, un bloc au nord de la fin du monde. Une sorte d'enfer, truffé des petits clubs de la "révolution folk urbaine". "Bleecker & MacDougal" est un album impressionnant, beaucoup plus qu'un album "folk". Les bluesmen, qui avaient eux aussi leur petit circuit new yorkais en sont une des influences ("Yonder comes the blues", "Blues on the ceiling", "Country boy"). Treize titres, produits très sobrement, la voix et la guitare acoustique à l'avant-centre. Le reste des instruments, un violon, une basse et une batterie se glissent entre les fentes et restent discrets, petits accents ou sous-titrages anecdotiques.

Tous les morceaux, à l'exception de "The water is wide", sont de sa composition, et chose frappante, plusieurs des titres de l'album deviendront des succès, mais chantés par d'autres. "Candy man" par exemple, que Roy Orbison mettra en face B de "Crying" et que Brian Poole enverra dans le top 10 anglais avec ses Tremoloes. "Blues on the ceiling" connaîtra la notoriété via la version récemment rééditée de Tim Hardin. "Dolphins" aura les honneurs d'un Tim Buckley littéralement fasciné par la chanson (on revient plus loin au "cas" Tim) et de It's a Beautiful Day. "Other side of this life" enfin, sera enregistré par Eric Burdon et Peter, Paul & Mary mais surtout par le Jefferson Airplane, qui lui dédiera plus tard deux de ses titres, "Ballad of you and me and Pooneil" et "House at Pooneil's corner".

Les musiciens qui accompagnent Fred Neil sont alors encore inconnus hors du Village, mais ne le resteront pas longtemps. John B. Sebastian à l'harmonica formera en 1966 les Lovin' Spoonful. Le bassiste Felix Pappalardi sera le producteur des Cream, et plus tard le fondateur de Mountain. Fred Neil, comme son pote Phil Ochs, refusa toujours le jeu du show-business, ne fit jamais de promotion ni de concession. Et pourtant, que de potentiel ! Il offre une chaleur immédiate, un lien pudique mais direct avec son âme, et celle-ci paraît souffrir de quelques bleus. Ses amis musiciens new yorkais avaient ce mot charmant, parlant de son talent : "C'est comme si un gosse du quartier avait tous les bonbons pour lui tout seul". Si cet album est miraculeux, il est cependant plus que troublant. Tous ceux qui vénèrent Tim Buckley, le considérant comme rigoureusement unique (ou incomparable, ou inégalable) auront un choc. Car à sa manière, "Bleecker & MacDougal", quelque temps avant Buckley, est un pavé dans la mare, un Ovni qui sape le mythe, le ramène à un rang humain, un mimétisme sidérant ! Qui pourrait douter que les morceaux "Bleecker & MacDougal", "Sweet mama" et "Country boy" ne sont pas les signes prémonitoires des chefs d'œuvre de "Greetings from L.A.", que "Little bit of rain" et "Blues on the ceiling" n'auraient pas leur place sur "Blue afternoon" et que "Gone again" n'est pas la chanson qui aurait donné envie à Tim Buckley de prendre une guitare et de mettre ses tripes en mots ? Le timbre de la voix, son phrasé si caractéristique, sa manière-art de poser les mots et de les étirer en survolant les mesures, l'attaque de la guitare, jusqu'aux "honey" des fins de phrases...

De Fred Neil, Tim Buckley reprendra donc la chanson "Dolphins", sur scène dès 1968 (album posthume "Dream letter") puis sur son avant-dernier album "Sefronia". Que de ressemblances, de similitudes ou de... coïncidences ! Il reste maintenant à espérer que cet album miraculeux connaîtra une édition française (allo EastWest ?). Il n'est pour l'instant disponible qu'en import. Au début était Fred Neil, qu'on se le dise !