Live in Barcelona

Guillermo Klein y Los Guachos

par Damien Rupied le 14/10/2005

Note: 8.0    
Morceaux qui Tuent
Child's play
Con Brasil adentro-Fuga X


Les clichés ont la vie dure. Il y a toujours quelqu'un pour les remettre en cause sous prétexte qu'ils ne correspondraient pas à la réalité. Un cliché utile qui court dans le jazz, notamment américain, depuis quelques décennies maintenant est le fossé irréconciliable entre conservateurs et révolutionnaires. D'un côté ceux qui aiment le swing de la tradition et ceux qui l'entretiennent, qui ont fait de Wynton Marsalis leur Dieu. De l'autre ceux qui ne conçoivent le jazz qu'à travers une démarche de radicalisation toujours plus poussée, qu'ils soient apôtres du free regroupés autour de William Parker ou iconoclastes de la Downtown Scene glorifiant John Zorn. Entre ces deux extrêmes, rien. Et bien entendu, jamais ces deux communautés ne se rencontrent.

Il est vrai que, malgré ses imperfections, ce cliché a été assez structurant ces vingt-cinq dernières années pour que les circuits new-yorkais, et par conséquent mondiaux, de ces deux jazz ne se recoupent que peu fréquemment (en fait plus souvent qu'on ne veut bien le dire, mais les fans étant plus obtus que les musiciens, il ne faut pas trop l'ébruiter).
Mais, comme tout cliché qui connaît un trop grand succès, arrive donc le jour où il explose en plein vol. Depuis la fin des années 90, le cœur du jazz mondial (NYC) s'est remis à bouillonner, bien au-delà de ses seuls marges post-free. Et la génération de musiciens (aujourd'hui trentenaires) au cœur de ce bouillonnement n'est ni conservatrice ni révolutionnaire. Pas de bruitisme à s'exploser les tympans. Pas non plus de bop bien léché comme autrefois. Non, une musique qui maintient incontestablement un cadre jazz, mais pour inventer de nouveaux codes à l'intérieur de ce cadre. Il ne s'agit plus ni de faire exploser le cadre, ni de se contenter d'en suivre indéfiniment les contours. Jouer du jazz au lieu de jouer avec le jazz.

Bizarrement le label le plus actif quant à la documentation de ce "jazz réformiste" (Fresh Sound New Talent) n'est pas américain mais espagnol. Et pour corser le tout, Guillermo Klein, dont il est question ici, est un pianiste argentin. Mais il a vécu à New York de 1995 à 2002 et a été l'un des fers de lance de cette régénération à la tête de son big band Los Guachos. En 2003, Klein s'est installé à Barcelone. Le disque à l'honneur ici est le résultat de ce parcours.

Après trois disques new-yorkais avec son big band, véritable pépinière de talents (Seamus Blake, Mark Turner, Miguel Zenon, Ben Street, Kurt Rosenwinkel, Reid Anderson, Aaron Goldberg, Jorge Rossy... sont passés dedans à un moment), ce quatrième opus de Los Guachos a été enregistré lors de l'édition 2004 du festival de jazz de Barcelone. Pour l'occasion musiciens new-yorkais, argentins et espagnols se sont mêlés à la fête. Le résultat est un orchestre de onze musiciens plus une chanteuse, avec trois saxophonistes (parmi lesquels les excellents Chris Cheek et Bill McHenry) et trois trompettistes, ou encore Ben Monder à la guitare et Jeff Ballard à la batterie pour ne citer que les plus connus de l'ensemble.

Musicalement, l'orchestre joue un jazz aux couleurs latines qui ne sonne pas "latin jazz". On s'approche plutôt de certaines ambiances à la Gil Evans (on pense à son disque "Out of the cool"). Le plaisir est ainsi égal qu'il s'agisse des passages orchestraux aux arrangements particulièrement raffinés ou des solos fort variés des différents musiciens. L'ambiance est incontestablement ensoleillée mais a le bon goût de ne pas en rajouter au niveau rythmique, privilégiant l'aspect chantant des cuivres, de la guitare et du piano. Guillermo Klein prend ainsi le temps pour nous faire visiter ses paysages musicaux. Il ne s'agit pas tant de prendre un TGV rythmique (défaut récurrent du jazz latino) que de voyager mentalement entre différentes ambiances, des tours new yorkaises aux grandes étendues argentines en passant par quelques espagnolades à la mode jazz (Evans/Miles à l'horizon). Le résultat n'en est que plus remarquable et pourra donc ravir bien au-delà des cercles trop bien établis.