Kazemachi roman

Happy End

par Elhadi Bensalem le 07/07/2007

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Kaze wo atsumete


Décidément, les Japonais sont des gens étonnants.

Il y a d'abord ce titre, "Kaze wo atsumete", figurant sur la BO du film "Lost in translation" de Sofia Coppola. Une chanson extraordinaire, un tube sorti de nulle part, chanté en japonais, avec des arpèges de guitares acoustiques qui s'entrecroisent, un songwriting fulgurant, un son parfait, une joyeuse mélancolie. En réalité ce n'est qu'une belle plume qui perce le polochon. Le polochon en question s'appelle "Kazemachi roman" deuxième album des nippons de Happy End qui sortent en cette année 1971, un joyaux iconoclaste, qui aurait pu marquer l'histoire du folk rock, alors sémillant en ces années où les tifs et les solos de guitares s'allongent. Seulement il ne suscite d'intérêt que dans l'archipel et auprès de quelques fous de musiques asiatiques et d'importateurs maniaques. Evidemment, toutes les paroles sont en japonais et à l'écoute, on n'y comprend rien, mais sur le coup (et sur le coup seulement) on s'en fiche royalement.

A l'instar des Américains qui ont reconstitué un petit Paris dans l'affreuse Las Vegas, Happy End a recrée un microcosme Nashvillien à Tokyo, l'authenticité en prime. La première piste "Dakishimetai" est en cela un choc pour les oreilles. Un son de basse rondouillard, une batterie typique de ces années-là, un solo acide à souhait : "Bon sang ! c'est Jack Nitzsche aux manettes ?" mais c'est surtout cette voix qui fait bondir : "Neil Young s'est mis au japonais ?". Jamais on n'aurait imaginé la langue nippone se mariant si naturellement avec ces instrumentations rappelant le Buffalo Springfield des débuts ou les Byrds de 1968 à Nashville, "Sorairo no crayon" et son yodel si authentiquement exécuté, qu'on jurerait avoir affaire à des mutants américano-suisses. C'est un réel condensé de ce qui se faisait de mieux dans le créneau folk/country/rock psychédélique américain à cette époque, mais savamment mêlé à un je-ne-sais-quoi mélodique typiquement nippon. La contrefaçon est saisissante de génie, et le reste de l'album nous transporte dans une foire des sens au pays du folklore américain.

Les musiciens sont excellents, pour ne pas dire exceptionnels ("Haikara hakuchi" et "Hanaichimonme" sont des leçons de groove et de maîtrise instrumentale) mais surtout la dynamique autour de leur formation est inédite pour l'époque. En effet, Happy End est l'un des premiers groupes rock à chanter exclusivement en japonais, à un stade ou les ersatz des Beatles et de Led Zeppelin fleurissent dans tout le pays et proposent un anglais déplorable. La qualité de cet album résulte de la combinaison gagnante d'un label indépendant (Underground Record Club) qui prend sous son aile des musiciens hors pair qui veulent rendre hommage à la musique avec laquelle ils ont été biberonnés, et qui parallèlement, veulent se référer à leur culture propre. Ainsi, tous les textes de "Kazemachi roman" (en français : "Romance dans la ville venteuse") écrits par le batteur Takashi Matsumoto, sont des fresques du vieux Tokyo de l'après ère Meiji, alors en plein bouleversement. Sachant cela, la frustration est encore plus grande car on devine de bons mots et de belles idées derrière des paroles qui n'en gardent pas moins leur mystère.

Le groupe s'est dissous en 1973 après un troisème album décevant. Dans les décénnies suivantes ses membres ont gravité autour d'une multitude de projets, connaissant individuellement un grand succès populaire, influençant et décomplexant toute la scène japonaise actuelle. Pizzicato Five, pour ne citer que les plus connus, seront d'ailleurs signés sur le label du bassiste/chanteur Haruomi Hosono qui après le split de Happy End s'en ira créer en 1978 le Yellow Magic Orchestra, pionniers de l'electropop.


NB : Les voies de la musique japonaise ne sont pas impénétrables. L'album se trouve disponible sur quelques sites de vente en ligne, ou avec un peu de chance, au hasard d'un disquaire exotique.