Archives - Volume 2 The Reprise years (1968-1971)

Joni Mitchell

par Jérôme Florio le 12/12/2021

Note: 9.0    

De la Joni hippie des petits clubs de la côte ouest, à la Joni singer songwriter du Carnegie Hall de New York : ce second volume de ses archives documente en cinq Cd les riches années 1968-1971, qui l’amènent de sa période folk ("Song to a seagull" en 1968, "Clouds" 1969, le classique du genre "Ladies of the canyon" 1970) à la maturité intimiste de "Blue" (1971). Les sources présentées sont grosso modo de trois ordres : privées (enregistrements maison, et pas que dans la sienne), publiques (émissions radio, TV, captations de concerts pour certains télé ou radiodiffusés) et en studio (démos, versions alternatives, chansons finalisées).

On reprend dans la continuité du premier volume, fin 1967, alors que David Crosby (alors ex-Byrds) la prend sous son aile et lui décroche un contrat avec la maison de disques Warner Music, sous le label Reprise Records. A vingt-quatre ans, Joni déménage de New York et s’installe avec lui en Californie du sud. Elle achète une maison dans le quartier excentré de Lookout Mountain, à Los Angeles, tout proche de Laurel Canyon où se retrouve la crème de la bohème musicienne angeleno : Jorma Kaukonen et Paul Kantner (Jefferson Airplane), Jerry Garcia (Grateful Dead), David Freiberg (Quicksilver Messenger Service), "Mama" Cass Elliott (The Mamas and the Papas), Graham Nash et Stephen Stills… tous se côtoient, jouent les uns chez et avec les autres, formant une communauté musicale utopique.

Une première fournée de démos "maison" montrent que Joni a trouvé sa voix (deux versions de "Midnight cowboy", écrite pour le film de John Schlesinger et qui ne sera pas utilisée, inédite à ce jour). De manière générale, tout au long des cinq Cd et quelle que soit l’origine de l’enregistrement, l’interprétation est d’une constance remarquable – une alliance de talent et de métier qui force le respect. On entend pour la première fois sur ces démos Joni jouer du piano : un ré-enregistrement (overdub) totalement hésitant sur "I had a king", et un arrangement pour "The fiddle and the drum" (qui finira a cappella sur "Song to a seagull"). "Another melody" n’est qu’une ébauche, sur laquelle Joni fredonne librement, sans réfléchir, et ce sont déjà quelques intonations jazz qui font surface.

Il est temps pour elle d’enregistrer son premier disque "Song to a seagull", aux studios Sunset Sound situés à Hollywood (Los Angeles), avec David Crosby comme producteur. Subjugué, celui-ci parvient à imposer à la maison de disques un enregistrement guitare-voix, à rebours des chansons folk très arrangées pour infiltrer les charts de musique pop. A l’écoute des quatre titres de la session du 24 janvier 1968, on comprend la boutade de Crosby quand il dit que son travail s’est borné à appuyer sur le bouton "Enregistrer"… La merveilleuse "Both sides now" connaîtra d’abord le succès par Judy Collins (dans une version alourdie par une tonne d’arrangements pop) avant de figurer sur le disque suivant de Joni, "Clouds".

La parution en mars 1968 de "Song to a seagull" est immédiatement suivie d’une tournée de promotion. Deux captations intégrales de concerts sont présentées : le 10 mars au Canterbury House de Ann Arbor (Michigan, USA) et le 19 mars au Hibou Coffee House d’Ottawa (Canada). L’enregistrement de ce dernier est une curiosité car il est l’œuvre d’un certain… Jimi Hendrix (signé aussi sur Reprise Records). Muni d’un magnétophone, au vu de l’excellente qualité sonore, il devait être au premier rang. Un extrait de son journal intime est repris dans le livret, dans lequel il décrit Joni comme une "fantastic girl with heaven words". Pour la petite histoire, l’enregistrement a été volé dans une voiture peu après le concert et n’a refait surface que trente ans plus tard entre les mains d’un batteur d’Ottawa, Richard Patterson. C’est après la mort de ce dernier en 2011 que son ami Ian Mc Leish, en faisant le tri parmi les bandes collectionnées par Patterson, a mis la main sur la captation du concert par Hendrix. La première partie du deuxième set est consacrée à des chansons-portraits ("Marcie", "Nathan La Franeer", "Michael from mountains", "Dr. Junk") puis finit en beauté avec "Ladies of the canyon".

JONI MITCHELL The dawntreader (Live au Cafe Le Hibou Canada 19/03/1968)



Du bref passage aux studios Western Recorders fin mai 1968, on redécouvre la superbe  "Come to the sunshine" (jouée sur scène, jamais enregistrée sur disque), dont le titre pourrait laisser penser à un flirt poussé avec l’air du temps flower power, mais que le texte et les torsions (bends) de cordes de guitare propulsent dans un espace intrigant.
En septembre, Joni est très remarquée lors de son concert au Royal Festival Hall, à Londres. Le 23, dans le show radio "Top gear" de la BBC, elle est accompagnée par le groupe du musicien et arrangeur John Cameron : c’est l’occasion entendre des arrangements pleins d’entrain pour "Chelsea morning" et "Night and the city" avec flûte, contrebasse, et section rythmique. Joni présente aussi toute seule et avec assurance "The gallery" au piano.
Toute fin 1968, elle se produit au Miami Pop Festival et s’y rend au bras du leader des Hollies, Graham Nash, qui lui a été présenté par David Crosby (bientôt, ils formeront ensemble Crosby, Stills & Nash). La version de "Both sides now" par Judy Collins se hisse haut dans les charts, ce qui est une source bienvenue de droits d’auteur.

Le concert du 1er février 1969 au fameux Carnegie Hall (New York) marque une étape importante et occupe l’intégralité du troisième Cd. Joni intègre à son tour de chant des chansons au piano - elle avoue être un peu nerveuse, mais fait tout passer avec son rire désarmant. Avec ses longs cheveux blonds, sa grande taille, elle correspond au parfait cliché de la folkeuse hippie quand elle reprend l’hymne des Youngbloods "Get together" ; mais malgré sa robe ample, elle commence à se sentir à l’étroit dans ce carcan générationnel. Avant les rappels, elle réunit dans un curieux medley "The circle game" et "Little green" (qui sera un des sommets de "Blue" en 1971), qu’elle présente pudiquement comme "écrite pour une petite fille" qui n’est autre que la sienne, confiée à l’adoption en 1965. Elle ne la retrouvera qu’en 1997, après des années de recherche.

JONI MITCHELL Chelsea morning (Live Carnegie Hall 01/02/1969)



Le quatrième disque parcourt la période qui la voit publier "Clouds" (1969) et "Ladies of the canyon" (1970) jusqu’aux premières sessions de démos pour "Blue". Au printemps 1969, Joni enregistre son deuxième disque "Clouds" à Hollywood. Elle teste déjà des titres qui n’apparaîtront que sur "Ladies of the canyon" un an plus tard, notamment "Blue boy" au piano dont la tonalité préfigure même déjà les chansons de "Blue" (1971).

"Clouds" paraît en mai 1969. Joni part en tournée de concerts avec Crosby, Stills & Nash pour lesquels elle assure la première partie, mais l’expérience des grandes scènes n’est pas très agréable : à l’Atlantic City Pop Festival au mois d’août, elle interrompt son tour de chant et s’en va, exaspérée par le manque de respect et d’écoute du public. Ces confrontations forgent son caractère (on pense à son passage difficile au festival de l’île de Wight, un an plus tard).

Joni Mitchell ne joue pas au festival de Woodstock. En cause, son agent David Geffen qui préfère qu’elle assure le show TV de Dick Cavett sur la chaîne nationale ABC, le 18 août 1969. Elle y joue trois chansons. Elle est rejointe par David Crosby, Stephen Stills, et les Jefferson Airplane, tout juste de retour du festival et que l’on entend sur l’interview menée par Cavett.
Cela n’empêche pas Joni de composer l’hymne définitif sur le festival, "Woodstock", que l’on entend en version démo sur les sessions d’enregistrement de "Ladies of the Canyon" fin 1969 : l’interprétation est parfaite, très tendue. La chanson-titre est présentée avec un arrangement de violoncelles écarté du mix final, et qui sonne étrangement contemporain.

Lassée des concerts et du rythme promotionnel, Joni prend la décision d’arrêter et de profiter de l’année 1970 pour voyager, et faire le point. Elle gagne en mars le Grammy Award de la meilleure performance folk pour "Clouds". En avril, alors que Joni voyage en Europe, c’est la sortie de "Ladies of the canyon" qui cartonne immédiatement et lui procure un disque d’or (500 000 copies). En Crète, elle apprivoise le dulcimer (instrument à cordes dérivé de la cithare) et compose des chansons inspirées de son voyage, qui pour la plupart se retrouveront sur "Blue". On la persuade néanmoins à la dernière minute de jouer au festival de l’île de Wight, le 28 août 1970. Lors d’un concert télévisé retransmis par la BBC le 3 septembre, elle rode au dulcimer " All I want", pas encore aboutie et qui trouvera sa place in extremis sur "Blue". Les sessions démos de septembre aux studios A&M comportent également "A case of you" et "California".

Le cinquième et dernier disque est pour l’essentiel consacré au concert du 29 octobre donné au Paris Theatre, à Londres, retransmis par la BBC sous la houlette de John Peel. Joni y est accompagnée pour une bonne moitié de son tour de chant par le bellâtre James Taylor - c’est même lui qui se charge de présenter les chansons. Leurs arpèges entrelacés témoignent de l’intimité de leur relation. Enamouré, Taylor a composé “You can close your eyes” – bientôt il la laissera tomber pour convoler avec Carly Simon. "For free" est jouée piano et guitare, une combinaison difficile à bien faire sonner. Joni tente une interprétation fort différente de "Both sides now", et étrenne au piano la magnifique "River". Dans l’introduction de "The circle game", elle apprend au public (et à nous) que la chanson a été écrite pour un ami canadien qu’elle ne nomme pas, lors d’une rencontre en 1965 durant laquelle il se lamentait de perdre sa jeunesse – vingt ans – en écrivant une chanson nommée "Sugar mountain" : il s’agit donc de Neil Young...

JONI MITCHELL You can close your eyes (avec James Taylor) (Live Paris Theatre, Londres 29/10/1970)



Ce volume d’archives s’achève sur les sessions studios de “Blue”, fin 1970 - début 1971. C’est à nouveau un disque dépouillé sur lequel le piano est très présent, et dont les textes intimes aux thèmes adultes la propulsent vers le statut encore naissant de singer songwriter. On découvre avec intérêt "River" et sa  partie finale instrumentale agrémentée de cors (french horns) ; et plus encore les inédites "Hunter" et "Urge for going" (sa toute première composition, popularisée notamment par Tom Rush en 1966), remplacées à la dernière minute par "All I want" et "The last time I saw richard".

JONI MITCHELL River (avec cors) (Audio seul)



JONI MITCHELL Hunter (Audio seul)




“Blue” connaît un succès instantané dès sa parution en juin 1971. Un chapitre de la vie de Joni se referme : elle vend sa maison de Laurel Canyon et part s’installer au calme en Colombie britannique. Ce sont les prémices d’une nouvelle mue artistique.