C'est extra - 13 reprises de Léo Ferré (P.r2b, Sarah Maison, Gontard, Maud Octallinn, Aquaserge, Corte Real, Forever Pavot, Marietta, Julien Gasc, Eddy Crampes, Aurore Chevalier, Les Vilars, Le Bâtiment)
Léo Ferré est un chantier permanent, à la fois musical et poétique,
peut-être aussi métaphysique. Il a laissé, pour héritage, à des
générations d’artistes, de poètes, de chanteurs, de musiciens, d’acteurs
ou de philosophes, un matériel immense dont on redécouvrira longtemps
l’actualité. "Je parle pour dans dix siècles", gueulait ce vieil
oiseau-chimpanzé à crinière de lion. Comme lui-même s’empara des poètes
(Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Appolinaire, Caussimon...) pour que le
vers s’en aille "faire l’amour dans la tête des populations" ;
comme il s’empara de la Musique pour la faire descendre dans la rue,
pour que Mozart, Bach et Beethoven accompagnent la Révolution -, son
oeuvre, dans tout ce qu’elle a d’inachevé, d’imparfait, semble faite
justement pour que nous nous en emparions à notre tour, semions dans
notre jardin d’outre-saison cette mauvaise graine.
La
Mauvaise Graine eût pu être le titre de cet album de reprise orchestré
par La Souterraine. Cette compilation permettra à ceux qui connaissent
déjà Léo Ferré, curieux de ce qui se fait sur la scène musicale
française contemporaine en dehors des champs médiatiques classiques ou
traditionnels, de découvrir des artistes qui apportent, chacun à leur
manière, aux chansons de Ferré une fraîcheur et une modernité qui
n’aurait certainement pas déplu au Maître. Pour ceux qui ne connaissent
pas Léo Ferré, cet album peut constituer une bonne entrée en matière.
D’abord
par le choix des titres - cela était sans doute une exigence de la
production, de ne pas chanter encore les mêmes titres que tout le monde
connaît et qui ne sont pas toujours représentatifs de ce qu’était Léo
Ferré. Ainsi ne trouve-t-on pas le très connu "C’est extra", qui est
pourtant le titre de la compilation. On ne trouve pas non plus "Avec le
temps", sans doute l’une des plus belles chansons du patrimoine culturel
français, mais que l’on a tous beaucoup trop entendue. Le seul tube
qu’ils se soient autorisé, c’est "Les anarchistes", chanté par Les
Vilars; et c’est avec plaisir que nous découvrons ou redécouvrons
"Vitrines" (Aurore Chevallier), "Le bonheur" (le trop rare Eddy
Crampes), "La mauvaise graine" (Maud Octallinn), "À
Saint-Germain-des-Prés» (Le Bâtiment)... des chansons d’après-guerre,
d’avant 68, et qui retrouvent ici comme une nouvelle jeunesse. Les
orchestrations, les arrangements, sur ces chansons, font gagner à la
musique de Ferré ce qu’elle aurait tendance à perdre en vieillissant.
Quelques
morceaux sont du Ferré vieux, celui qui, déçu par les espérances
révolutionnaires du mois de Mai, s’était embarqué dans une recherche
poétique presque hallucinée, démente, sur les traces de Nietzsche, de
Rimbaud : l’énigmatique "Tu ne dis jamais rien" (P.R2b) ou cet extrait
de "L’opéra du pauvre" (Gontard) - qui constitue le petit bijou de cette
sélection et pourrait donner l’idée à d’autres artistes, pour un autre
projet, de s’emparer des textes fleuves de Léo Ferré, des textes
immenses qu’il nous a laissé (comme "L’opéra du pauvre" ou encore
"Marie-Jeanne") et qui rendent la plupart de ses chansons presque anecdotiques...
Un
autre plaisir que nous ne bouderons pas, c’est la belle part que cet
album laisse aux voix féminines, car ces voix de femmes s’accordent très
bien aux paroles de vieux mec qui n’était pas contre "qu’on laisse venir à nous les chiennes, puisqu’elles sont faites pour ça, et pour nous...".
Cinq morceaux sur les treize que compte l’album sont concernés, des
morceaux à la fois chaleureux et rieurs, un peu enfantin ("La mauvaise
graine"), ou croqué d’une tendre ironie ("Vitrines"), mais toujours
puissant ! ("Tu ne dis jamais rien").
Était-ce une volonté de la
production, que ce projet ne soit pas conçu comme un pavé de
revendications, mais simplement comme un hommage d’artistes à leur grand
frère ? On regrettera cependant que les morceaux "Les anarchistes",
hommage aux insurgés de Barcelone, et "Thank you Satan", chantre de la
révolte poétique, panique au sens littéral, révolte de l’esprit contre
l’esprit, perdent un peu de leur force et de leur clameur, dans ces
versions de Les Vilars et de Marietta. On ajoutera - mais ce n’est rien -
un petit bémol quant au choix du titre "Les pops", non que la
performance de Julien Gasc soit véritablement en cause, mais c’est une
chanson issue de l’expérience de Léo Ferré avec le groupe Zoo, déjà
pénible dans sa version originale.
Dans l’ensemble, de belles
reprises, sans autre prétention que de rendre à Léo ce qu’il nous a
donné, des chansons qui s’écoutent très agréablement, tant pour la
poésie de Ferré, qui ne se perd ni ne se brouille dans ces propositions,
que pour la qualité des artistes réunis autour de ce projet par la
Souterraine.