Au Théâtre Libertaire de Paris

Léo Ferré

par Jérôme Florio le 15/04/2010

Note: 8.0    

Quelle peut être la porte d'entrée dans l'oeuvre de Léo Ferré pour un popeux de ma génération ? Ferré est une bête à part, plutôt absent d'une culture rock au sens large : au contraire de Barbara par exemple, il bénéficie de peu de relais, d'artistes proches de nous qui feraient vivre son répertoire (exception faite de Jean-Louis Murat avec "Charles et Léo", 2007). Léo Ferré est "irreprenable" car hors catégorie - comme un col de montagne, une forteresse intimidante qui peut décourager. Ces trois concerts enregistrés au Théâtre Libertaire de Paris à soixante-dix balais et plus montrent une rage de liberté et un amour de la poésie à l'éternelle jeunesse (ainsi que des expérimentations étonnantes avec l'utilisation de bandes pré-enregistrées). Mais avant tout Léo Ferré c'est pour moi une musique fraternelle, une musique de copains.

Cela me ramène à mon adolescence. A la fac j'étais fan des Smiths, j'écoutais Bernard Lenoir à la radio, mais j'avais des potes hors du milieu estudiantin ; bien que suivant des cursus scolaires très différents, on formait une petite bande qui se plaisait à être ensemble. On se réunissait souvent chez le plus âgé d'entre nous, toujours prêt à organiser un repas. En fin de soirée, après un dîner plein de camaraderie, il passait Brel, et souvent Léo Ferré, notamment ses mises en musique des poèmes de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Ferré s'invitait alors à la table, nous offrant des textes écrits par des gens pas beaucoup plus vieux que nous ; bien que déjà dans la force de l'âge, il nous mettait en contact avec quelque chose de l'adolescence, un désir d'absolu et de fraternité. A l'époque, cela pouvait constituer un idéal à atteindre ; aujourd'hui, on mesure le chemin qui nous en éloigne...

J'ai d'autres souvenirs de Léo Ferré. Un "Sacrée soirée" présenté par Jean-Pierre Foucault, dans lequel Léo sucrait les fraises, déclarant voir en Pierre Bachelet un possible fils spirituel.
Quelques années plus tard, l'émotion ressentie à l'écoute des "Amants de Paris" d'Edith Piaf (écrite pour elle par Ferré en 1946) que jouait Bernadette Lafont sur son pick-up dans "La maman et la putain" de Jean Eustache.

Il n'y a pas si longtemps, écouter Léo Ferré, ou Jean Ferrat, allait de pair avec une certaine culture politique. Ma génération a vécu la dépolitisation, et la "désabusion" (comme dirait Nino Ferrer) des utopies. Je me rappelle nettement mon père déchirer rageusement sa carte d'électeur, sans doute dégoûté par les promesses non tenues du président Mitterrand – on devait être vers 1984, au "tournant de la rigueur", j'avais huit ou neuf ans. En partie à cause de cela peut-être, il est difficile d'aller vers Ferré ou Ferrat aujourd'hui, mais cela n'empêche pas ce sentiment de malaise à la lecture du communiqué de presse hypocrite de Nicolas Sarkozy après la mort de Jean Ferrat : "chacun a en mémoire les mélodies inoubliables et les textes exigeants de ses chansons, qui continueront encore longtemps, par leur générosité, leur humanisme et leur poésie à transporter les âmes et les coeurs".

"Ils sont tous du marketing... marketing... SALOPES !"
(Léo Ferré, dans le concert de 1986)

Ces concerts au TLP montrent que Ferré n'était pas le dernier des engagés / enragés : provocateur, anarchiste, il éructe et fustige toutes les conneries. Au beau milieu d'un texte de Baudelaire, il insère quelques phrases d'un tube eighties de Cookie Dingler que tout le monde connaît (davantage que les textes du Charles, hein !), et s'emporte : "la merde, c'est international !". Les carnassières et drôlatiques "Y'en a marre", "La vie moderne" amènent la poésie à l'usine, dégomment les bourgeois, les politicards et la "télé-faction". On pourrait brandir "Les enfants du mois de mai" à la face de Notre Président, qui rappelons-le avait émis le souhait d'en "liquider l'héritage une bonne fois pour toutes". Quand Léo Ferré interprète le poème d'Aragon "L'affiche rouge", on communie davantage avec l'esprit des résistants du Groupe Manouchian qu'avec Sarkozy sur le plateau des Glières.

"Paris des beaux enfants en allés dans la nuit
Paris du vingt-deux mars et de la délivrance
O Paris de Nanterre, Paris de Cohn-Bendit
Paris qui s'est levé avec l'intelligence
Ah! Paris quand tu es debout
Moi je t'aime encore."

(Léo Ferré, "Paris je ne t'aime plus")