Les violences de Rameau

Louis Sclavis

par Sophie Chambon le 06/10/2000

Note: 8.0    

Difficile de présenter ce disque original et audacieux sans évoquer la personnalité exceptionnelle de Louis Sclavis. Sa discographie court à présent sur une trentaine d'années et il a joué avec les plus grands de la scène française et internationale. Il a su réconcilier les diverses tendances de notre musique, mêler le folklore, la musique classique, les inspirations "jungle" d'Ellington et celles, réellement tribales de l'Afrique de l'Ouest. Il l'avoue lui-même: "J'ai fait cinquante disques, et à chaque fois la même question : qu'est-ce que la musique ? C'est les mecs avec qui je joue". Là il travaille avec sa bande, en sextet et on sent le plaisir et la connivence, voire même, plus c'est tordu et compliqué, plus ils s'éclatent...

Le projet des "Violences de Rameau" : adapter, transposer et rendre hommage au musicien du 18ème (siècle), recréer ce que les classiques appelaient un "Tombeau" (comme celui que Maurice Ravel avait composé pour Couperin, autre grand musicien baroque). Donc Sclavis et ses potes se sont attaqués à un maître dont ils apprécient visiblement le caractère démonstratif et passionné : le titre est beau, accrocheur, et de plus, nous défie... Après avoir écouté les transpositions de certains morceaux, j'ai eu envie d'aller voir du côté de ce Rameau dont j'avais surtout entendu parler au lycée par Voltaire. Compositeur français, organiste, claveciniste, homme de pensée, théoricien du Siècle des Lumières, il est connu comme symphoniste, pour l'invention mélodique, la couleur orchestrale et la recherche de timbres nouveaux. En exergue, une citation définit le personnage: "Le désespoir et toutes les passions qui portent à la fureur demandent des dissonances de toutes espèces non préparées." On commence à saisir pourquoi il pouvait intéresser et inspirer Louis Sclavis, et sa conception très rigoureuse de l'improvisation, assimilée à un travail de composition extrêmement physique et intellectuel. Le sextet de Sclavis a repris beaucoup de scènes des "Boréades", et un extrait des "Indes galantes", un des opéras les plus célèbres de Rameau. Les titres des morceaux "Venez punir son injustice", "La torture d'Alphise", "Pour vous ces quelques fleurs" se mêlent à des thèmes plus modernes. Faire le pont entre des musiques à priori incompatibles, en montrer au contraire les similitudes, les affinités...

Ce n'est pas un disque swing, hip hop, groove mais il ressemble furieusement à ce qui fait la magie du jazz : revisiter en les transcendant des standards qui ici ont pour nom : gavotte, chaconne, contredanse et rondeau....Le seul risque, c'est qu'une fois encore, en découvrant Rameau ainsi torturé, on ne le préfère dans cette version contemporaine... Qu'importe ! La machine à remonter le temps nous aura permis de revenir à l'époque de la monarchie, à la Cour à Versailles. Un comble du paradoxe et de la folie pour ces enragés de la musique, qui font tomber toutes les barrières et ne recherchent qu'une chose, l'expérimentation. L'expérience limite d'une frontière à franchir : reste alors à travailler dans les marges. Et on est bien dans cette zone limite, sur le fil du rasoir... Le livret est épuré (photos noir et blanc des membres du sextet et titres des compositions), la jaquette sobre mais classe (c'est vraiment de la peinture). Abandonnez-vous à ces musiques, c'est une des plus douces violences jamais subies...