La première impression,
c’est comme une vieille photographie, en noir-et-blanc ou en sépia,
des images qui s’animent, d’un vieux Paris ou d’une vieille
France, d’un monde ancien que le nouveau millénaire allait
rapidement liquider. Il y a quelque chose qui meurt, une époque, une
chanson, un souvenir, et qui en même temps se métamorphose. Ce
n’est pas une nostalgie, mais c’est plutôt comme un flambeau, un
passage de témoin.
Comme Francesca Solleville,
que nous avons chroniquée ici, Michèle Bernard est
une autre grande inconnue de la chanson française, qui traverse les
modes et les courants de la seconde moitié du vingtième siècle,
qui est certainement traversée elle aussi, mais sans se laisser
déborder ni corrompre par la fantastique variété électronique
éphémère, sans avoir éprouvé le besoin de devoir s’adapter.
Il y a une double racine qui
fait l’arbre vivant de la chanson française, et plus généralement
de la "gauloiserie réfractaire" : une racine qui
serpente et s’enfonce dans les profondeurs du passé, et l’autre
qui monte et se dresse fièrement vers le ciel lumineux et étoilé
du futur. Une tradition, un esprit populaire qui pousse comme une
mauvaise herbe entre les pavés, sur les chemins de traverse, et que
l’effroyable modernité spectaculaire s’imaginait avoir
éradiquée. Mais il demeure toujours, dans les intervalles du temps
qui sépare deux grandes heures de convulsions historiques et
sociales, des mémoires vivantes que l’on ne remarque pas, que l’on
ne voit pas passer, mais qui passent quand même et délivrent le
message, la chanson. Et la chanson parvient
toujours aux oreilles appropriées.
Il y a des créateurs qui sont
de leur temps et leur temps les reconnaît comme tels. Ils marquent
leur époque autant qu’ils sont marqués par elle, mais ils
débordent rarement du lit où l’histoire se creuse. Et puis il y
en a d’autres, pour reprendre la formule de Nietzsche, qui naissent
posthumes. Michèle Bernard est de ceux-là, dont l’œuvre
magistrale ne sera découverte qu’à la fin, une fois que le témoin
sera passé. Car elle aura eut le temps de mûrir son siècle et de
le dépasser, pour s’épanouir dans la jeunesse du nouveau
millénaire, comme ce qui restera quand tout le reste aura été
dispersé…
La première impression de
vieille photographie se métamorphose au fil de l’écoute. On a
rapidement l’impression d’être invité à entrer dans un autre
monde, qui est comme un théâtre. Il y a du monde. Les personnages
des chansons côtoient les musiciens sur la scène. L’artiste nous
offre parfois de truculents duos. Il y a du mouvement, il y a de la
vie. On chante, on danse, on joue, on pleure, on rit. Oui, on rit
beaucoup, chez Michèle Bernard, d’un rire d’enfant. Même quand
on pleure, c’est avec l’âme émerveillée d’un enfant. C’est
peut-être là la marque particulière de son génie, qui est celle
des grands génies populaires, que sa musique semble être faite pour
les enfants. Et ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile, de
savoir écrire, composer ou jouer pour les enfants (nous regretterons
malheureusement que dans les deux volumes destinés particulièrement
aux enfants sur les quatorze que compte cette intégrale, l’artiste semble manquer ce que par ailleurs sa
musique accomplit parfaitement.
Une dernière remarque :
à l’heure où le marketing néo-féministe colonise sauvagement le
discours culturel ambiant, il est bon de se rappeler que les femmes
n’ont pas attendu que l’on émascule la patriarcat avant de
devenir de véritables et grandes créatrices, que ce soit, comme
ici, dans le domaine de la création musicale, de la chanson, mais
comme c’est le cas dans bien d’autres domaines. Ces femmes sont
rares, à dépasser leur genre (le genre humain) en talent et en
esprit, mais comme les véritables hommes de génie sont rares. Loin
des icônes médiatiques que l’on fabrique pour la cause, Michèle
Bernard est la parfaite incarnation d’une créatrice accomplie qui
n’a pas attendu qu’on lui délivre le droit de le devenir.
Pour conclure : si vous
ne connaissez pas l’œuvre de Michèle Bernard – car nous pouvons
parler d’une œuvre ! – empressez-vous de la découvrir, de
la faire découvrir à vos amis, à vos enfants. Vous entrerez dans
sa musique comme dans un univers particulier, comme on entre dans un
conte. De belles surprises vous attendent, de belles émotions. Ce
n’est pas quelque chose du passé qui parviendra à vos oreilles,
mais ce sont déjà des chansons nouvelles, peut-être celles que
nous chanterons demain, lorsque nous nous retrouverons dans le monde
d’après.
MICHÈLE BERNARD J'ai retrouvé le rideau de fer (Audio seul 1992)
MICHÈLE BERNARD Les appartements vides (Audio seul 2006)