Five leaves left

Nick Drake

par Damien Berdot le 28/10/2008

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Day is done
Fruit tree
River man
Way to blue


Le livre de Joe Boyd, "White bicycles", est là pour nous rappeler à quel point Nick Drake avait fait impression sur ceux qui l'avaient entendu en son heure, bien avant que l'histoire ne soit supplantée par le mythe. Joe Boyd (qui produisit à peu près tous ceux qui comptèrent dans le folk anglais) raconte qu'il vit immédiatement en Nick Drake un génie. Quant à Ashley Hutchings, le fondateur avec Richard Thompson de Fairport Convention, il se fait lyrique quand il évoque Nick Drake : "Il ressemblait à une étoile. Il avait l'air merveilleux, on eût dit qu'il mesurait sept pieds de haut."
 
Le fait est que la musique de Nick Drake ressemble, quand on la replace dans le paysage musical britannique de son époque, à une apparition. Il y a bien, dans son jeu de guitare, des échos de la sauvagerie de Bert Jansch. On sent qu'il a aimé les grands noms de la folk américaine, en particulier Jackson C. Frank (pont entre l'Amérique et le Royaume-Uni). Toutefois, dès ses débuts, il apparaît comme totalement formé, totalement idiosyncrasique. "Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur" : voilà qui pourrait s'appliquer à lui.
 
"Five leaves left", son premier album, n'a pas la noirceur étouffante de "Pink moon", l'album ultime ; mais ce n'est pas seulement un album d'automne et de feuilles mortes. Ce que charrie cette voix feutrée va au-delà de la mélancolie des paroles : "Oh, how they come and go" (on n'est pas très loin du "Where have they been ?" à venir de Ian Curtis). La production, certes plus riche (forcément) que sur "Pink moon", n'est pas pour autant envahissante, Joe Boyd s'étant inspiré du travail de John Simon pour le premier album de Leonard Cohen (un autre "intemporel"), et Nick Drake ayant refusé les premiers arrangements qu'on lui proposait, jugés trop "mainstream", pour s'adresser à son ami Robert Kirby. Si l'on tient compte du fait que, paru dès l'année 1969, "Five leaves left" contient en germe une bonne part de l'oeuvre des folkeux contemporains dont l'excellent Ron Sexsmith, alors il apparaît tout aussi essentiel que "Pink moon" (le deuxième album, "Bryter layter", faisant presque figure de moment de relâchement entre deux sommets).
 
Dans un album aussi dense, il est malaisé d'isoler les meilleures chansons. "River man" est l'une d'entre elles, c'est certain : avec sa mesure à cinq temps et sa progression harmonique qui fait se juxtaposer majeur et mineur, elle ne ressemble à rien d'existant. Il est du reste à noter que les arrangements de cordes (somptueux) qu'elle comporte ne sont exceptionnellement pas signés par Robert Kirby mais par le vétéran Harry Robinson. Kirby, lui, fait résonner un violoncelle comme une viole de gambe ("'Cello song"), colore magnifiquement les descentes harmoniques initiées par la guitare ("Day is done" ainsi que la merveilleuse "Fruit tree"), ou accompagne la seule voix de Nick Drake de cordes dramatiques ("Way to blue"). C'est l'utilisation de petits effectifs qui permet à Kirby d'éviter la mièvrerie et d'atteindre à une sorte d'âpreté baroque. Il ne se montre bavard qu'en quelques endroits de "Thoughts of Mary Jane". Ailleurs ("Three hours", l'accrocheuse "Man in a shed"), l'instrumentation est sèche et plus conforme aux canons de la folk ; on y retrouve d'ailleurs le virtuose britannique de la contrebasse Danny Thompson, pendant que Richard Thompson apparaît et brille sur "Time has told me". Ces chansons donnent aussi à Nick Drake l'occasion de faire admirer son jeu en open-tuning. La dernière chanson de l'album, "Saturday sun", avec ses arrangements plus proches du jazz (ligne de piano ternaire, vibraphone, etc.) annonce "Bryter layter".
 
Très écrit, hanté par la terre ("ground", "deep in the earth") et les choses qui finissent, "Five leaves left" est d'une intensité émotionnelle qui n'est égalée que par quelques rares albums de folk. Le "Happy sad" de Buckley en fait partie. "Pink moon" aussi, évidemment.