Les coins coupés

Philippe Garnier

par Francois Branchon le 21/08/2001

Note: 9.0    

Philippe Garnier est une figure de la musique en France depuis le début des 70's, pas du côté scène ni composition, mais écriture; chroniqueur et correspondant en Amérique pour Rock'n'Folk, quand ce magazine était une référence, puis pour Libération quand vers 1980 il a cessé de l'être. Libé avec lequel il collabore toujours, sur la musique parfois, le cinéma souvent, la littérature et la culture américaine en général.

"Les coins coupés" est une autobiographie romancée, de celle qui permettent d'en dire beaucoup sans perturber la pudeur ou la modestie, parler de ses faits d'armes sans orgueil, mettant chaque bonne chose à sa place (c'est tout de même moi le premier qui...). A Los Angeles, vit Stretch, employé de la Western Exterminator (boîte californienne d'extermination de termites), dont les périgrinations dans les quartiers et les baraques sont une vraie radiographie (passionnante) de la ville, et les rencontres, des occasions de découvrir des personnages réels, pour la plupart du monde de la musique.
Philippe Garnier avait un pif de découvreur. Qui avant lui a écrit sur le Captain Beefheart, Chris Isaac, R.E.M. ou Ryan Adams ? Affirmant à ses lecteurs que ces inconnus seraient forcément célèbres un jour, le bougre avait souvent raison. Garnier c'est aussi une âme de hobo urbain, zonant à Londres dès 1964, montant un magasin d'imports au Havre en 1968, et partant aux Usa à l'orée des 70's, pour ne plus jamais en revenir. Une durée qui permet pas mal de mise en perspective, notamment sur l'intérêt actuel du rock ("le renouveau du rock n'a pas de sens, l'important : est-ce que c'est intéressant ?"), le retour au point de départ ("grosso modo à l'arrivée des Smiths, on repartait pour un tour") ou la décomposition avancée de certains (les Who et leur 'opéra-rock').

Ce bouquin est doublement intéressant. Il passionnera d'abord l'amateur de rock. Truffé d'anecdotes, sur la véritable origine du son laidback de J.J. Cale (et vlan, par terre le mythe du gars affalé dans sa chaise-longue !), l'aventure de Sponge, le label crée par Philippe Garnier en 1977 avec le "disquaire de l'Odéon" (deux références seulement, mais Roky Ericson - "Two head-dog" d'anthologie - et les Real Kids), la rencontre avec la graphiste Eve Babitz (amie de Gram Parsons et auteur des pochettes de Buffalo Springfield - petite fille, elle sautait sur les genoux de Stravinski), le premier concert de Suicide... Le rideau est levé sur quelques types de l'ombre, Marthy Thau du label Red Star et protecteur de Van Morrison à partir de "Astral weeks", Greg Shaw (fondateur de Bomp) ou celle (transparente) de Philippe Constantin, tête chercheuse folle de chez Pathé France. Rideau levé aussi sur quelques groupes essentiels et méconnus, Insect Trust, Holy Modal Rounders, Fugs ou autres Thirteen Floor Elevators... et sur la course aux collectors, depuis les boutiques d'occase écumées en compagnie de Lux Interior des Cramps au marché/mafia des disques soldés, ces fameux vinyles aux coins coupés, alias 'cuts', qui dans les 70's faisaient bander n'importe quel disquaire passionné et courir tous ceux qui les cherchaient. Quelques bonnes vérités sur Zappa et son jeu de guitare "mathématique", le Londres de 1964...

Mais ce livre a un deuxième intérêt, qui le démarque d'un banal énième livre sur la musique : son style. Garnier aime Los Angeles et son atypisme et il aime la décrire, des diversions sur les constructions de Gordon Drake (le "James Dean de la planche à dessin"), architecte californien à moitié fou inspiré du Bauhaus à l'histoire de la tour Capitol, des descentes dans des troquets minables aux histoires de putes et de loyers pas payés... Tout un monde décrit avec beaucoup de sens d'observation et de 'lecture' des hommes, ressenti avec les tripes, ballade qui rappelle fortement le roman de John Fante sur cette même ville, "La demande à la poussière" ("Ask the dust"). Un cousinage doublement étrange, puisque Fante vivait alors une situation semblable, vendant petitement ses scenarios au jour le jour; et que le traducteur français de son livre est un certain... Philippe Garnier !

"Les coins coupés" (qui reproduit en exergue quelques articles d'époque) se lit comme un roman et apprend beaucoup, sur la musique comme la vie californienne. Et puis un homme qui a un humour plutôt fin ("sa femme était partie avec un anglais, chose qui l'avait rendu plus perplexe qu'inconsolable") et compare la basse de Jack Casady à de "divins gratouilis" ne peut qu'être un ami...