La forêt des mal-aimés

Pierre Lapointe

par Elhadi Bensalem le 15/09/2007

Note: 9.0    
Morceaux qui Tuent
Deux par deux rassemblés
L'endomètre rebelle
Au pays des fleurs de la transe


Dans une époque qui sent mauvais le marasme d'une chanson française petit-bras, qui pète néanmoins plus haut que son derrière, il est toujours bon de noter l'apparition d'un artiste, passionné d'arts visuels et de "création" au sens large et noble du terme, qui déjà enfant, au fin fond de son Lac St-Jean natal au Québec, composait des pièces au piano, jetant ses doigts comme ça, au hasard d'une émotion fugitive. Ce sage garçon un peu espiègle, c'est Pierre Lapointe. Deuxième livraison du Québécois, "La forêt des mal-aimés", concept album s'il en est, est le testament studio d'un spectacle éponyme présenté peu après la sortie de son premier album en 2004. A l'été 2005, "Pépiphonique", spectacle montréalais à deux dates, fonctionnant presque comme une pièce de théâtre chantée, présentait des chansons à peine finies, mais déjà remaniées. C'est dire comme ça se bouscule là-dedans. Opérant une distorsion digne d'un contorsionniste chinois, l'album de par sa tenue tient tout autant d'Erik Satie que de Björk, de Beck que de Barbara, sans perte de signal au passage. C'est déjà un petit exploit en soi, mais ça ne s'arrête pas là. Pierre Lapointe, en plus de nous offrir, une fois de plus, un disque aux compositions de haute volée et sans aucun déchet, se paye le luxe d'avoir une écriture bien à lui, fortement inspiré du surréalisme et une manière typique de suspendre les mots à sa bouche, résultat d'un surprenant mixe d'élocution franco-québécoise.

Tout ceci commence par la chanson titre : bruits de forêt malsains et clavecin inquisiteur. Comme le répète Pierre Lapointe lui-même aux divers journalistes : "sommes nous dans une véritable forêt ou dans des décors en carton, sommes nous mal-à l'aise ou rassurés ?". C'est exactement le sentiment qui prédomine durant toute la durée du disque. On oscille dangereusement entre mélancolie sourde et bien-être confiant. Les expérimentations électroniques côtoient de grandes lignes, d'au bas mot, une cinquantaine de cordes en éruption disco/cha-cha "Quant est il de la chance ?". Quant on croyait pénétrer une chanson apaisée, on se trouve par la suite pétrifié au beau milieu d'un pont instrumental grandiose tendance Star 90-toutes-voiles-dehors "L'endomètre rebelle", et on se rend compte, non seulement qu'on ne peut rien faire pour échapper à ce revirement, mais qu'on reste bouche bée devant tel déferlement sonore. Les chansons les plus intimistes comme les plus conquérantes développent la thématique de l'amour et/ou du rejet amoureux. L'admirable single "Deux par deux rassemblés", brille par sa faculté à concilier un fond (l'amour du point de vu patriotique) indissociable d'une forme, pop symphonique aux parfums gainsbourgiens.

Le reste se situe au même niveau de dichotomie. Des ambiances quasi-sorties d'un film de Tim Burton, accompagnent des textes érotico passionnés : "Moi, je t'aimerai". Les voix sont doublées, triplées, décalées : "Tous les visages". Les pianos, rois dans cette œuvre, sont parfois chargés d'échos, traités électroniquement. Des claquements de doigts échantillonnés, apparaissent comme le résultat audible d'un homme de verre se brisant les mains : "Nous n'irons pas". On passe sans sourciller des ambiances discoïdes précitées à des envolées de violons celtiques: "Au pays des fleurs de la transe" jusqu'à des psaumes grégoriens de banquet rétro-moderne : "Au nom des cieux galvanisés". Les paroles quant à elles, jouent plus sur le registre des émotions qu'elles peuvent susciter par leur sonorité, que dans celui de faire sens : ("Je couperai ma barbe à coup de barbelé"). A noter, deux instrumentaux au piano qui scindent l'œuvre et permettent à l'auditeur de reprendre son souffle dans cette forêt d'un autre monde.