The drift

Scott Walker

par Jérôme Florio le 11/06/2006

Note: 10.0    

Et si le rock n'avait jamais existé ? Et si c'était Jesse Presley et non Elvis, son frère jumeau, qui avait survécu à la naissance ? "The drift" n'est pas un disque facile. Il risque fort de faire fuir à toutes jambes les popeux, qui n'y trouveront ni couplets et refrains rassurants, ni les riches arrangements du Scott Walker séminal de la fin des années soixante. Deux disques en vingt-cinq ans ("Climate of hunter", 1984, "Tilt", 1995) : une rareté qui va de pair avec le tranchant de ses visions.

Etonnant trajet pour Scott Walker, qui a l'époque de ses Walker Brothers rivalisait en haut des charts avec les Beatles... Peu de chanteurs de sa génération, issus de la pop, se sont réinventés et radicalisés à ce point. "The drift" développe une atmosphère fin de siècle (David Bowie avait essayé avec "Outside" en 1995, projet laissé lettre morte) : disque pour bobos ? Concept prétentieux ? Il faut aller voir de plus près, sonder l'obscurité de cet album déstabilisant - donc stimulant. Les chansons ? La sacro-sainte alliance "paroles et musique" est dépecée sans pitié. Seule la voix, profonde et imposante, est un point d'ancrage inamovible. Les textes ? Des poèmes, parfois sous forme de collages. Les arrangements ? Walker préfère parler de "block of sounds", de "blocs sonores" (on croirait lire une critique cinéma des Inrocks !) qui s'érigent puis s'affaissent brutalement – cordes, bruitages, voix pour un film à se faire soi-même. Les fantômes du siècle dernier semblent traverser "The drift", surtout la guerre – la seconde, que Scott a connu très jeune puisque né en 1943. Les bruitages divers renforcent une impression de paranoïa ("The escape" est dédiée à un certain K., qui en connaissait un rayon sur la question...), en osant même le grotesque, avec cette voix de Donald Duck de film d'horreur à la fin de "The escape". La hantée "Jesse", c'est aussi une pensée pour les morts et les victimes balayées par les bourreaux. En 1969, la presse s'était méprise sur le texte de "The old man's back again" (sur "Scott 4"), accusant Scott de tresser les louanges de Staline, juste après le Printemps de Prague... C'est peut-être pour cela qu'il insère pédagogiquement deux petits textes en introduction de "Clara" et "Buzzers", qui se réfèrent allusivement à Mussolini et Milosevic – fascination pour l'europe centrale, la "mitteleuropa", cette matrice maléfique d'où tant de conflits ont émergé.

"The drift" est un disque d'avant-garde, car il casse tout. Le philosophe allemand Adorno se demandait comment écrire de la poésie après Auschwitz ; Scott Walker questionne sa musique en tenant compte des attentats du 11 septembre 2001, dans un monde fragmenté où plus rien n'est certain. "The drift" pourrait être une nouvelle branche de la musique de l'immédiate après-guerre, qui mêlerait chanson, opéra et musique contemporaine (considérée comme "dégénérée" par les nazis). L'apport du rock est réduit à quelques zébrures de guitare électrique et une rythmique obsessive sur "Cossacks are". "A lover loves" clôt le disque sur une ligne minimale de guitare acoustique ; pour se rassurer, on peut essayer de voir de l'humour dans les "psst psst" du texte, mais on n'en est pas du tout sûr.


SCOTT WALKER Jesse (Clip 2006)