Curieuse
et fascinante vie de Skip James. En 1931, il est repéré par Henry
C. Speir, disquaire de Jackson, Mississipi qui lui fait passer une
audition dans sa boutique, entre une table et une pile de disques.
Speir n'est pas n'importe qui : talent scout au feeling redoutable,
c'est un découvreur de beaucoup des bluesmen des années 20 et 30
(Charlie Patton, Robert Johnson, Son House, Ishman Bracey...) qu'il
emmène et produit dans les studios des compagnies discographiques
naissantes (Okeh, Victor, Decca, Vocalion, Columbia...).
Skip
James, c'est à la Paramount que Speir le propose. Le nom sonne
hollywoodien, mais en 1931, la Paramount est à Grafton, Wisconsin
une fabrique de... meubles (!), plus exactement de
meubles-électrophones d'appartement, qui désire produire quelques
artistes-maison pour en offrir les disques à ses clients. Après un
voyage de 1000 km en train depuis Jackson (une aventure), Skip James
enregistre sa session, dans un cagibi au fond de l'atelier, seul avec
sa guitare (parfois soutenu au piano). Vingt-six morceaux de sa
composition qui vont créer sa légende. Car malgré le succès qui
va frapper très vite, ce seront les seuls pour longtemps, car James
va se retirer : il a "rencontré Jésus" et désire se
consacrer à sa nouvelle "mission", diffuser la parole de
Dieu. Spier n'y pourra rien, et ce n'est qu'en 1964 que le guitariste
de la nouvelle scène folk et blues John Fahey le convaincra de
revenir, pour réenregistrer et donner quelques concerts, notamment
au festival de Newport (cf la vidéo). La fin des années soixante le
voit même, peu avant sa mort en 1969, accéder à une petite
célébrité quand le rock anglais se piquant d'hommages reprend son
"I'm so glad" (Cream).
Rev-Ola réédite ici
l'intégrale de la session de 1931, ou plutôt les dix-huit titres
qu'il en reste, huit ayant été détruits ou perdus dès les années
trente. Il s'agit ici des versions originales, non des versions
réenregistrées pour Vanguard ou Takoma (le label de Fahey) au cours
des sixties.
Reflets du blues de la Grande Dépression, les
chansons de Skip James sont parmi les plus distinctives du Delta, et
elles en influenceront beaucoup, notamment Robert Johnson dont
"Hellbound on my train" et "32-20 blues" sont
directement inspirés (plagiés ?) de "Devil got my woman"
et "22-20 blues". Un style lyrique, technique (pour les
spécialistes il accorde sa guitare Ré La Ré Fa La Ré, une
nouveauté qui fera école dans le blues et le bluegrass), mais
toujours plein de sensibilité, une voix vibrante au fin falsetto
(que Bob Hite le chanteur de Canned Heat reproduira à l'identique),
un sens rythmique phénoménal ("I'm so glad"). Mais l'aura
de Skip James est désormais éternelle, régulièrement repris :
"Cypress Grove"
(Rory Block), "Devil
got my woman" (Big
Sugar, Beck, Alvin Youngblood Hart), l'extraordinairement moderne
"Hard time killin' floor blues" (sur la BO de "Brother
where are thou" des frères Coen) et souvenez-vous de "Ghost
world" l'excellent film de Daniel Clowe : quel morceau, grâce à
Steve Buscemi, passe Enid en boucle, abandonnant ses Buzzcocks adorés
? le plaintif "Devil got my woman", encore lui... Tous ces
titres sont réunis ici. Vous aimez le blues ou vous voulez le
découvrir par sa face authentique : cette réédition, qui bien sur
"gratouille" sur certains titres malgré le soin apporté,
est indispensable.
NB : La série TV "The blues" de
Martin Scorcese en 2003 montre très bien le travail de découvreur"
de Speir, et le film de sa série Blues réalisé par Wim Wenders
("The soul of a man") reconstitue l'audition de Skip James
chez Spier puis l'enregistrement de la session au fond de l'atelier
de la Paramount.