Réécouter une
compil des Troggs aujourd'hui, en 2013, près de cinquante ans après
leur entrée fracassante, avec trois accords et un air d'ocarina, sur
la scène rock internationale, franchement ça rime à quoi ? Lorsque
le disque était sorti sur le label américain Sire en 1976, le titre
("The vintage years") indiquait déjà que tout ça sentait
l'anachronisme, pour ne pas dire la ringardise. Leur dernier hit
datait déjà de 1967, le Swinging London s'était volatilisé, le
prog rock cavalait en roue libre, le glam était aussi passé par là
et, désormais, les créatures à crêtes n'allaient pas tarder à
surgir de l'Enfer pour lancer leur assaut, dans un premier temps sur
l'Empire britannique, puis sur le reste du monde. Les Troggs étaient
déjà largués ; ils seraient bientôt pulvérisés.
Au vu de ces
éléments historiques, cette compilation, dont l'existence – comme
pour en souligner le caractère obsolète – semble qui plus est se
limiter au seul matériau vinyle, mérite-t-elle seulement notre
attention ? Le fait qu'elle contienne près d'une dizaine de morceaux
classés en leur temps numéro un des ventes nous incline déjà à
penser qu'il faudrait tendre l'oreille mais, une fois que vous aurez
succombé au charme frénétique de ce truc sauvage que, dans un élan
d'imagination primitive, ils ont eu le culot d'appeler "Wild thing",
vous serez alors plus enclins à vous envoyer le reste, soit un plein
wagon de tubes intersidéraux, des trucs qui ont fait leur preuve
depuis les salons troglodytes jusqu'aux anneaux de Saturne – dont
les dernières girations, soit dit en passant, ont récemment été
estimées à 45 RPM. S'ils tournent à cette vitesse, c'est sûrement
la faute aux Troggs. Et si vous vous sentez en bonne voie sur
l'échelle de la régression, c'est-à-dire de moins en moins sapiens
sapiens et de plus en plus terriens terriens, c'est certainement
grâce à des hits comme "Lost girl"
ou "From home", les
meilleurs prototypes de leur art ineffable, le véritable son de
l'homme des cavernes.
Après ces bonnes rasades de rock primitif et de déclarations
salaces chantées par un ex-maçon à la voix de satyre (Reg Presley
RIP), vous ne demanderez pas votre reste, vous vous jetterez tête la
première sur la romance et les violons. Après le sexe brutal, la
drague sauvage, vous succomberez à ces philtres d'amour que sont
"Jingle jangle", entièrement brodé au clavecin, ou encore "You
can cry if you want to" et sa mélodie voluptueusement lacrymale.
Vous en voulez encore ? Eh bien le meilleur reste à venir. "Cousin
Jane", sournois, n'est rien d'autre qu'un petit flirt champêtre
et incestueux caressé par des notes de piano. Quant à "With a
girl like you", faussement naïf, pop et voyou, et "Love is all
around", que dire de plus ? Ce sont des tubes éternels. Des trucs
à mettre obligatoirement dans son kit de survie quand on embarque
pour une île déserte.
TROGGS With a girl like you
Si seulement ça
s'arrêtait là... Mais non, ils ont plus d'un 45 tours dans leur
sac. Qui a dit que les Troggs n'étaient pas savants ? Dans "Gonna
make you", ils trouvent la racine carrée de Bo Diddley. Dans
"Feels like a woman", le groupe surfe sur la même plage que
Black Sabbath. "Maybe the madman" est psychédélique,
décérébré, et "66-5-4-3-2-1" beau comme un graffiti inscrit
vicieusement sur le mur des chiottes. Vous croyez en avoir fini mais
il reste encore deux monuments : l'envoûtant "Night of the long
grass", en forme de conte gothique, d'idylle vampirique, sans
compter "I want you", un riff piqué au MC5, plus malade et
lascif qu'un sortilège vaudou. Eh oui, tout ça c'était avant la
crise du pétrole et l'inflation, quand un bon morceau ne durait
guère plus de deux minutes et vous ravageait le cerveau pour
plusieurs jours.
Quelques semaines
avant la sortie de cette compilation, "Strange movies", leur
dernier single, était interdit en Angleterre. Dans la chanson, Bill,
Sue, Jake, Sid et Mandy couchent tous ensemble ; sur le refrain,
tiens donc, les censeurs affirment avoir entendu des halètements.
L'échangisme et la polygamie, très peu pour la Reine, mais le
morceau sera quand même n° 1 en Espagne. Autrement dit, euh, le
début de la fin. Après, il y aura les années New Rose et un
dernier album en 1992 sous l'égide de Michael Stipe, c'est tout. Le
succès ne sera plus jamais au rendez-vous. Célèbres pour le tube
"Wild thing", les Troggs resteront dans la mémoire collective
comme un groupe provincial un peu plouc, des seconds couteaux à
l'accent du Hampshire, qui auront commis quelques 45 tours à succès
dans les années 60, sans qu'on sache trop pourquoi. Après une
flopée de hits de l'autre côté de la Manche, le groupe fera une
lente descente dans les charts pour finir tout à fait oublié dès
le début des années 80. Reg Presley, leader des Troggs, en voie de
clochardisation, sera finalement sauvé du naufrage à la sortie du
film "Quatre mariages et un enterrement". Pour la BO, le groupe
de petits minets Wet Wet Wet reprend en effet "Love is all around",
une des innombrables ballades composées par Reg, et en fait un tube
planétaire. C'est le jackpot, le tout dernier...
Rugueux, directs
et libidineux, il faut réécouter les morceaux des Troggs, et même
certaines compos moins connues des années 70 comme ce proto-punk
"Strange movies", le très garage "Just a little too much"
ou encore le parfaitement lubrique "Summertime". Ils feront sans
problème passer Blur, Oasis et compagnie pour une bande de
casseroles.
TROGGS From home (photo montage)
Epilogue. Aux
dernières nouvelles, dans le pandémonium érotico-britannique –
ce domaine brûlant où règnent le voyeur de Michael Powell, la
bouche de Mick Jagger et un harem de blondes hitchcockiennes –, les
Troggs ont paraît-il hérité d'une suite de luxe, équipée de lits
king size.
NB : la liste des
« morceaux qui tuent » n'est évidemment pas exhaustive. Sans ça,
elle eut été trop longue.