On connaissait les essais cinématographiques sur les tournages de films cauchemardesques : "Lost in la mancha", ou plus récemment "L’enfer" de Clouzot. Les essais sur la création d’une chanson : Godard et les Stones du Devil, ou la magnifique genèse filmée d’un Gainsbourg aux prises avec le souvenir vaporeux de sa Bardot et d’un thème de DvoÅ™ák. Étrangement, les disques avortés n’ont pas tellement la cote.
Ce qui est arrivé à "Yankee hotel foxtrot", quatrième album de Wilco paru en 2002 est encore différent. Fin 2001, l’œuvre finie, empaquetée dans son plus beau désordre, est catégoriquement refusée par Reprise Records (ironie infinie d’un nom prémonitoire), qui indique carrément au groupe oùest la sortie, le pousse à prendre le disque sous le bras et pendant qu’il y est, de loger son contrat discographique dans le fondement. Sans label ni promotion, plus que le groupe lui-même, c’est l'album présenté comme celui "du tournant" qui est alors promis à un avenir incertain.
Témoin de la création d’une œuvre iconoclaste au devenir culte et qui sera finalement le plus gros vendeur de la discographie du groupe, Sam Jones signe ici un film étrange où la genèse du disque n’est plus tout à fait mise au premier plan sous la contrainte des évènements, mais présentée comme une évidence, une priorité inaliénable face à la bêtise des corporations, leur logique tordue et leur goût maladif de la cible facile et identifiée. En filigrane, il est bien sûr question de la trop grande Warner Bros et de ses multiples ramifications qu’on pourrait imaginer monstrueuses. Une compagnie qui ne reconnaît plus ses petits, les congédie pour ensuite les récupérer sous une autre forme. La caméra de Sam Jones, discrète et granuleuse, nous fait voir un groupe atteignant une certaine acmé créative, en guerre ouverte avec son label, et un agent déployant toute son énergie pour préserver les nerfs à bout de course de ses musiciens. Mais elle est aussi le témoin d’un départ forcé : celui du numéro-deux historique de Wilco, le massif Jay Bennett, en conflit avec un Jeff Tweedy bien décidé à amorcer la refonte de son entourage créatif. Ces quelques images où l’on voit Bennett peu après son départ du groupe, devant le public confidentiel d’un modeste club, sont parmi les plus amères du film. D’autant plus que ce dernier nous a quitté l’année dernière d’une surdose médicamenteuse, quelques semaines après avoir intenté un procès au groupe, relatif à une sombre histoire de royalties impayés durant ses sept années d’activité au sein de Wilco. Il est tristement apparu dans la presse spécialisée, peu de temps après l’annonce de sa mort en 2009, que Bennett devait se faire opérer de la hanche mais ne pouvait en assumer les frais.
"I am trying to break your heart" est finalement l'instantané d'une Amérique d'avant-le-drame, plus que jamais en noir et blanc : de sa machine à générer les rêves et de sa formidable capacité à broyer les hommes. "I am an American aquarium drinker / I assassin down the avenue." chante Tweedy dans la chanson qui ouvre le film, tandis que le pays s’apprête à vivre les heures les plus traumatisantes de son histoire. A ce titre, "Yankee hotel foxtrot" sonne plus que jamais comme une sourde prémonition.