Chet

Alain Gerber

par Sophie Chambon le 30/12/2004

Note: 8.0    

Il était une fois… un texte-mémoire, célébration.

Alain Gerber est un conteur né. Les auditeurs de France Musique sans "s" se souviennent de l'avoir écouté, bien avant cette formidable série quotidienne du "Jazz est un roman". Il est vrai que pour lui les deux se confondent. C'est un nouveau parcours-découverte dans le roman du jazz qui invite le lecteur à la rencontre des personnages qui ont marqué l'histoire de cette musique. Alain Gerber a su jeter l'encre de cette mémoire là, tant il est passé expert dans la portraitisation. Après Bill Evans, Louie, Mr T. (Jack Teagarden), Miles Davis, c'est au tour de Chesney Henry "Chet" Baker. Pour les spécialistes, Chet est la pierre d'angle apportée à un édifice déjà connu, mais pour les néophytes, il est cette figure tragique, qui, bien que disparue prématurément, est restée comme le jazz, définitivement vivant.

Suivant l'exemple de Woody Allen qui, dans "Accords et désaccords" réussissait à nous entraîner dans les méandres de la personnalité d'Emmet Ray, improbable guitariste, resté obscur dans l'histoire du jazz, Gerber parvient à nous faire croire à "son" histoire, par une construction filmique appuyée sur des séquences où se télescopent des témoignages de personnes censées avoir connu Chet Baker, ou s'être intéressées à son cas. On rencontre ainsi des silhouettes fictives ou réelles sur lesquelles la lumière se braque quelques instants, laissant toujours à Chet la meilleure place. De toute façon, il y a deux personnages "principaux" avec lesquels on chemine, Chet et sa trompette .

En tant que romancier, Alain Gerber sait lire la vie des autres et il s'inscrit dans une tradition qui n'est pas sans rappeler le Kerouac des scènes new yorkaises de "The lonesome traveller". Mais il va plus loin que la vision élimée d'un clochard céleste. Il s‘approprie l'anti-héros Chet, le transforme en écrivant son propre roman. Il ne nous raconte pas une histoire, ni son histoire mais l'Histoire de Chet et du jazz à une certaine époque. Comme s'il le suivait dans l'ombre, comme s'il était sur ses traces au moment où il vivait…et mourait. On a l'impression d'assister aux derniers instants de Chet dans cette chambre sinistre de l'hôtel Prinz Hendrik à Amsterdam, avant la chute… Et pourtant, Alain Gerber n'enquête pas comme un limier de roman noir, un Chandler fouineur qui s'emploierait à déterrer des épisodes croustillants, voir interlopes. "Tombeau" dans la tradition et l'esthétique littéraires, où l'anecdote devient plus vraie que ce qui a été réellement vécu, ce livre n'est pas un document-reportage, plutôt une déclaration d'amour mâtinée de cette souffrance et de ce lyrisme fragile ressentis dans la musique de Chet .

Le choix du genre romanesque correspond à cette extraordinaire existence : la vie de Chet a été comme "une mise en scène de la légende par la réalité", ainsi que le souligne son autobiographie "Comme si j'avais des ailes", "ébauche de mémoires longtemps refusée à la mémoire du jazz".

Les mots sont autant de musiques pour Alain Gerber auteur qui chante son texte, improvise, prend toutes les libertés pour mieux faire émerger la part du clair-obscur de Chet, mi ange-mi démon. Un personnage hors du commun, pas si sympathique que cela au fond, fantasque, infidèle et couard mais qui a existé pour ce "son épanoui ou recroquevillé sur lui même, un son d'argent patiné (à la Bix Beiderbeke), un son d'aube lunaire, un son d'ébène, un son de velours, de satin, de parchemin… un son d'eau vive et de fumée (plus proche alors de Lester Young que de n'importe quel autre trompettiste)".

Le roman s'achève et le désir de (ré)écouter Chet Baker devient de plus en plus intense et nécessaire. Et on peut parier que Chet lui même aurait aimé se retrouver dans ces lignes de vie.