L'étrange destin de George General Grice Jr., dit Gigi Gryce (Collection Birdland dirigée par Christian Tarting

Alain Gerber

par Sophie Chambon le 23/10/2008

Note: 9.0    

Alain Gerber est de retour avec exactement ce genre d'histoire qui nous l'a fait aimer, des textes courts et poétiques comme ses "Portraits in jazz" ou "Fiesta in blue" parus dans l'excellente collection Zulma. Dès les premières pages, on est tenu en haleine par l'histoire, jusqu'à une fin ouverte qu'un rectificatif, genre article de dictionnaire ou histoire du jazz, déjoue. Le titre a déjà de quoi alimenter la curiosité. La machine à fictions est en route. Si Alain Gerber s'est spécialisé dans les biographies romancées de figures mythiques du jazz (Miles Davis, Chet Baker, Billie Holiday...), le propos est ici autre : donner au saxophoniste alto Gigi Gryce un statut littéraire, romanesque même, et au-delà de la disparition brutale, autoriser la reconnaissance d'une seconde vie, celle de l'œuvre.

Alain Gerber retrace le parcours chaotique d'un musicien doué mais hanté par une paranoïa  de plus en plus aiguë. C'est un véritable thriller que l'auteur conduit de main de maître, en se glissant dans un monologue palpitant. On s'attend au pire et la fin ne révèle rien du mystère des dernières années de ce musicien qu'une trop grande fragilité émotionnelle conduisit à disparaître totalement de la scène jazz, à saborder littéralement toute son activité créatrice.
Il avait déjà traversé tout jeune une passe difficile, lors de son séjour à Paris pour étudier auprès de Nadia Boulanger et d'Arthur Honegger : parcours atypique pour un saxophoniste alto noir qui rêvait de devenir le "premier représentant de sa communauté à rivaliser avec Ives, Copland et les autres".
Gigi Gryce est hélas peu connu du grand public et même des amateurs de jazz, il est de cette catégorie un peu maudite de "musiciens pour musiciens", classé dans  "la troisième voie" entre Charlie Parker et Lee Konitz. Pourtant, Thelonious Monk, Clifford Brown, Art Farmer, Donald Byrd, Stan Getz et Oscar Pettiford croisèrent sa route et apprécièrent de travailler avec lui.
Le roman nous fait découvrir une personnalité complexe et tourmentée, arrangeur subtil, artiste délicat en avance sur son temps, auteur de compositions devenues des classiques, "Minority", "Social call", "Nica's tempo"...
 
Si Gryce manquait de confiance en lui, il avait pourtant une très haute idée de la protection des droits d'auteur : anticipant les luttes raciales, animé d'une foi musulmane farouche, il se battit pour que les auteurs compositeurs noirs ne se voient pas dépossédés de leurs droits, comme cela lui arriva avec Stan Getz. Avec Benny Golson, il fonda une compagnie d'éditions musicales dont le catalogue comprenait des pièces de Bobby Timmons ou Horace Silver. Petit maître taraudé par des démons intérieurs qui lui firent perdre peu à peu tout sens de la réalité, il ne commit pas de geste irréparable et son suicide à blanc, "son suicide avec lendemain passera inaperçu de tous". Devenu un professeur de musique et de calcul dans une école du Bronx, il vivra encore vingt ans, dans l'ombre.

Sans utiliser la polyphonie, Gerber se glisse dans la peau du saxophoniste et parvient à matérialiser la tension du souffle, le chaos des pensées, à visualiser en ellipses resserrées, les névroses de celui qui, étranger à lui-même, tenta désespérément de "remplir ses propres contours, de récupérer sa propre densité". Ecrire est encore une affaire de style, de pouvoir d'évocation et celui d'Alain Gerber est grand, comme est remarquable son sens du récit. On est au plus près des manques, des passions, des rêves élémentaires. Son sens du rythme joint à la précision de sa documentation font merveille dans cette histoire complètement folle et lui valent de réussir avec ce nouveau roman un coup de maître.