Brigitte Fontaine est...

Brigitte Fontaine

par Elhadi Bensalem le 04/05/2007

Note: 10.0     

Brigitte Fontaine est loin d'être... folle. C'est ce qui ressort des diverses écoutes de ce "Brigitte Fontaine est...", véritable premier album de la reine acide en 1968 (même si un premier enregistrement fut réalisé pour Jacques Canetti en 1965). Comme souvent avec les grandes productions de cette époque, les musiciens sont des rats de session virtuoses, et l'effet est le même qu'avec le "Melody Nelson" de Monseigneur Gainsbourg et maître Vannier, on a subitement l'envie d'avoir le numéro de téléphone de chacun des musiciens, pour jouer avec eux, ou leur rouler un palot, suivant son humeur et son orientation sexuelle. Les compositions pré prog-rock d'Olivier Bloch-Lainé sont savoureuses. Les nombreux pianos et xylophones soutiennent des basses agiles et élastiques, jouées aux doigts (fait rare à l'âge d'or des Rickenbacker), les guitares fenderiennes sont claquantes, terriblement rhythm'n'blues. Les batteries sautillent et des flûtes sortent la tête par ci par là comme des marmottes apeurées.

Jean-Claude Vannier en personne (bizarrement non crédité) organise ce flot de génie civil, en imposant malgré son jeune âge (vingt-cinq printemps), des orchestrations à la croisée du dissonant, du casse gueule et de l'insolence géniale. Les expérimentations sonores sont nombreuses, il y a des choses qu'on entend ici et qu'on n'entendra jamais plus ailleurs. Exemple : cette marrée de pizzicatos "Il se passe des choses", comme produite par un bon millier de doigts et de violons. Les chœurs primitifs sur "Eternelle", soif d'amour d'une morte/vivante, cottoient des féeries symphoniques dignes d'un dimanche pluvieux devant Sissi Impératrice "Dommage que tu sois mort".

Régnant d'une main de fer sur ce royaume sonore, Dame Fontaine, avec sa grande voix plus clamée que réellement chantée, propose des textes malins comme une armée de singes. Ainsi déclarait-elle récemment dans une émission TV, qu'elle avait "peur de tout". Effectivement quarante années en arrière, le malaise était déjà installé. La résignation et le désespoir le plus sombre, "Il pleut" ou "Il se passe des choses" ("c'est dommage, c'est tout ce que ça peut faire"... "j'aime mieux rester au lit"...) sont précédés de sursauts hédonistes "Une fois mais pas deux", "L'homme objet". Les brûlots acides et décalés qui vont par la suite caractériser la dame ne manquent pas : "Comme Rimbaud" et "Je suis inadaptée", deux chansons funk/boogie que n'aurait pas renié un Frank Zappa. Elle n'oublie cependant pas la condition des femmes, le suave "Blanche Neige" avec ses paroles quasi pornographiques ("va donc moucher ton mari"). L'œuvre se clôture par "Cet enfant que je t'avais fait", ballade gorgée de tendresse et d'amnésie, en duo avec Jacques Higelin, alors jeune aède hirsute. Ce morceau avait décidé de toute l'histoire : moment fort de la pièce "Maman j'ai peur" que jouaient Fontaine et Rufus à la Vieille Grille en 1967, c'est lui qui déclencha la passion du spectateur Pierre Barouh, récent fondateur du label Saravah (grâce à ses droits de compositeur des chansons de "Un homme et une femme" de Lelouch), dont la "tribu" Fontaine-Higelin-Areski sera durant quelques années le porte-voix.

Voilà qui faisait de la France un pays alors à la pointe de l'avant-garde pop, Brigitte Fontaine et Serge Gainsbourg tels les amants à la pointe du Titanic, hurlant qu'ils sont les rois du monde. Cette exception française s'exprimait par le savant mélange d'un copieux patrimoine classique national (Fauré, Debussy) au meilleur de l'actualité pop internationale (Brian Wilson, Lennon/McCartney) du théâtre (Ionesco) et des surréalistes. Cette exception est aujourd'hui diluée dans des considérations réalistico-terre-à-terres d'un Bénabar faisant l'apologie du combo Pizza/Télévision. Triste époque.