Suppléments de mensonges

Hubert-Félix Thiéfaine

par Thomas D. Lavorel le 01/04/2011

Note: 9.0    
Morceaux qui Tuent
Fièvre résurrectionnelle
Trois poèmes pour Annabel Lee
Ta vamp orchidoclaste
Les ombres du soir


"On inventa des raisons mensongères pour justifier l'existence de ces lois, simplement pour ne pas avoir à s'avouer que l'on s'était habitué à la domination de ces lois et que l'on ne voulait pas voir cette situation changer"  (F. Nietzsche – Le gai savoir ; Livre I, §29 Les ajouteurs du mensonge ― trad. Geneviève Bianquis)

"...mais donne à la lumière tes pensées les plus sages..."  (Trois poèmes pour Annabel Lee)


Difficile d'écrire sur cet album. Le seizième "studio" de la monstrueuse carrière du monsieur. Difficile, tout d'abord parce qu'il y a trop d'affect là autour pour qu'on puisse se résoudre à sortir une chronique "objective" froide & détachée ; alors il faut trouver des moyens pour en parler sans trop parler de soi. Difficile, ensuite, parce qu'il y a un extraordinaire relais médiatique (relativement au passif de Thiéfaine), une amplitude promotionnelle qui voudrait ouvrir l'œuvre au "grand public" et qui semble fonctionner : moins d'un mois après sa sortie, le voici disque d'or ! les médias, critiques et chroniqueurs ne mâchent pas non plus leurs éloges et leur appétit cirage de pompes : ils ne sont pas unanimes, mais l'album passe, il fait des étincelles, il en émerveille, semble en émerveiller quelques uns

Et cela ne manque pas d'être problématique, parce qu'il y a une "image" Thiéfaine, un théâtre particulier de son œuvre : pour certains il est "le chanteur de la drogue", chanteur noir, chancre du désespoir le plus glauque et le plus insubmersible ; carcasse errant dans les ruelles profondes des cités crasses et des plombages industriels ; Orphée coincé dans une cage d'ascenseur au trente-troisième sous-sol, "juste avant l'enfer", jouant de sa cithare maudite, psalmodiant ses airs lugubres en attendant de faire danser le Diable, et de danser avec lui... ("& j'attends le zippo du Diable pour cramer / la toile d'araignée où mon âme est piégée" "Annihilation", morceau rescapé de l'album fantôme "Itinéraire d'un naufragé" dont sont aussi issus "Garbo XW machine" et "Petit matin 4.10 heure d'été", présents eux sur cet album) mais le Diable est absent... Orphée s'écoule sous l'ombre d'Eurydice... Je ne sais pas si l'on peut dire qu'il y a un "mythe Thiéfaine", mais il y a en tous cas une certaine trajectoire du mythe qui passe par ce corps-là, une trame à la fois féerique et démoniaque, "où le vieux drame humain se joue" ("Petit matin 4,10 heure d'été" hymne à la tristesse héroïque), et où les personnages-errance s'abîment, vagabondant leur indéracinable mélancolie (et la mélancolie est toujours du temps qui passe)

Sur cette question de l'image, du théâtre, du mythe, on imagine aisément les afficionados se ronger les sangs : sera-t-il fidèle à cela ; sera-t-il encore celui qu'il fut pour moi, alors qu'il était malgré lui le héraut de mes voix souterraines ; sera-t-il à la hauteur de mes espérances ? … la grande crainte que Thiéfaine se vende, se commercialise, se variétise ; ou encore qu'il se perde et se déchire en tant qu'artiste, comme Renaud semble s'être perdu... Autant dire que le single "La ruelle des morts", avalé bouillant par toute une foule d'assoiffés, à du en faire flipper plus d'un, car nous avons d'emblée affaire à une chanson formatée pour que ça marche, pour que ça accroche l'oreille, que ça reste dans la tête comme une gentille ritournelle, et que, pourquoi pas, ça nous grave un sourire... Alors... "si ça avait été quelqu'un d'autre...", pouvait-on lire à ce moment-là... il n'y aurait pas eu de problème, et la chanson aurait été accueillie joyeusement pour ce qu'elle est : un bon morceau de "chanson française" (et les guillemets sont ici d'une importance capitale !) ; un morceau agréable à entendre, bien plus aboutit que nombre de tentatives contemporaines dans ce genre-là, plus intelligent, et presque dansant... Mais Thiéfaine n'a pas vraiment pour habitude de se prêter à ce type de format ; son écriture et son désir-rock ont toujours rendu difficile pour son cas la codification "chanson française"... Alors, Thiéfaine vieillissant finirait-il par s'acclimater des cadre et se blottir au fond des cases ?

La troisième raison qui rend difficile la chronique, au sens usuel du terme, est une question de "fidélité", celle de l'homme et de son œuvre. Difficile pour un personnage public, un personnage de scène, tant bardé des clichés (tout à fait faux d'ailleurs) du "poète maudit", de s'embarquer pour une nouvelle aventure mélodique sans avoir le sentiment de devoir honorer l'image et les idées que les autres, ceux du public, ont & attendent de lui ; il semblerait que Thiéfaine ait longtemps été prit dans ce type de problématique : le sentiment de devoir faire "du Thiéfaine" (une grande part des interrogations afficionados porte sur cette question malsaine : est-ce ou non du Thiéfaine ? ― que voulez-vous que ce soit d'autre !) Or, étrangement, et cela semble étrange parce que tout coule naturellement, cet héritage, cette antiétiquette "Thiéfaine" que l'artiste traîne à ses valoches depuis plus de trente ans, semble avoir été laissé, quelque part, je ne sais où, peut-être sur un quai de gare, après être monté dans le train qu'il fallait prendre ("Compartiment C voiture 293 Edward Hopper 1938") … Thiéfaine à prit de l'âge, il a prit des rides, sa crinière se teinte de reflets argent... c'est la vie, le devenir, les couleurs et les notes d'un futur que, jadis, un soleil cherchait... mais nous sommes tentés de le croire quand il dit : "pas un seul cheveux blanc n'a poussé sur mes rêves" ("Trois poèmes pour Annabel Lee" ― magnifiques aurores) … Soyez sans crainte, que pourrais-je être d'autre que Thiéfaine...

Mais ce sont dorénavant d'autres mots qui flottent ou tournent au-dessus des images de ces rêves : espoir ; sourire ; soleil ; le nom des fleurs ; & la libération... oui, c'est sans doute le sentiment le plus vif et le plus saisissant qui peut s'emparer de nous à l'écoute du disque : quelque chose, qui se débattait depuis des décennies avec des ombres et des démons, s'est libéré, s'est ouvert à la lumière, à l'air frais du dehors ("J'arracherais mon masque & ma stupide armure / mes scarifications de guerrier de l'absurde / & je viendrais poser ma tête d'enfant sage / sur les gréements chauffés à blanc de vos rivages" ― "Infinitives voiles"). Nulle lassitude ici, nulle fatigue, nulle défaite, mais un nouveau désir, ou désir renouvelé, une redécouverte des horizons et des fragrances ensorcelantes de la vie...

Ce sont de nouvelles images, de nouvelles couleurs, de nouveaux parfums qui se tracent ici, dans nos cerveaux, par nos sens, tous nos sens (il serait d'ailleurs intéressant de suivre le cours de l'œuvre par une perspective synesthésique...) : nous sommes bien quelque part dehors, à l'air libre ou libéré, loin, très loin semble-t-il des brumes carbones et des asphaltes toxicos... Ici, il y a des fleurs partout, certaines qu'il nomme et caresse félinement, d'autres qu'il garde à discrétion, mais qui ne manquent pas de se montrer... Il y a des oiseaux, bien sûr ces corbeaux qui peuplent la pochette (et, puisque tout album est aussi un objet, il convient de saluer le travail de Yann Orhan, qui compose une pochette et un livret aux teintes du voyage ― une autre dimension du rêve) ; ceux d'Allan Poe, ceux de Ferré ou de Rimbaud, ceux de Van Gogh ; comme si les spectres des "maudits" qui tournoyaient jusqu'ici, moqueurs, au-dessus d'un ciel cloisonné d'idées noires, venaient à présent se poser sur l'épaule, en amis, en compagnons de transhumance... plus de spectre, non, plus aucune danse prophétique redoutable pour nous enfermer ("6 milliards de paumés levant la tête au ciel / pour y chercher l'erreur dans un vol d'hirondelle" ― "Fièvre résurrectionnelle") …

On sent partout poindre le soleil, des rayonnements distrayant l'obscur ; des vents frais vous ouvrent les pores ; des chants volatiles ; des perles de rosée qui se pendent aux branches avant de venir s'écraser dans la peau & couler sur la bouche ― un véritable tableau sensoriel de la "nature", alors qu'il n'y a pas le "thème de la nature" chez Thiéfaine, il n'y a pas le désir ou le besoin d'écrire les forêts, les montagnes, les saisons, et les autres cartes postales qui donnent l'impression qu'on parle de la "nature", ou alors sur un mode très étrange & pas du tout "naturaliste" : "Joli mai mois de Marie" sur "Défloration 13" … Là non plus, pas de fantasme naturaliste. Sa pensée de nature semble plus profonde et subtile que ça... elle n'est pas une toile de fond, ni un sujet propre (un thème) mais simplement le dehors où se promène l'ami(e), à la poursuite de ses antiques images les plus vraies, les plus à corps de ses sphères ("Les ombres du soir" ― long ; sublime ; mythique ; panique... presque 9minutes de visions... sans doute l'un des morceaux les plus aboutit... de l'œuvre)

Le désir libéré se forge ou se répand en corps neuf... ce ne sont pas des impressions de métaphores, ce n'est pas l'aiguillage(s) superficiel des thèmes abordés ou des champs lexicaux utilisés : il s'agit d'une refonte de l'écriture (ici encore libération), des modes d'écriture, ou encore du système-Thiéfaine... Va savoir... vers le dehors... l'amour et l'horizon... Réinventer l'amour et l'horizon renouvelé... telles sont les tâches du poète, réenchanter les mondes, et Thiéfaine s'en acquitte sans forcer, par plaisir et pour la joie... sans niaiser le propos, sans corrompre le style, sans simplifier ni les traits ni les failles. "dans cet or de la nuit tes cheveux coulent à flot" ... L'écriture est nouvelle, et belle, vraiment sans commune mesure avec ce que nous avions connu jusqu'ici, ce à quoi nous nous étions habitués, nous autres hybrides de la discographie complète...

Ce n'est pas que le propos ait changé, que les espoirs soient ailleurs, que les luttes-révoltes soient éteintes ou oubliées, car Thiéfaine ne se contente pas d'écrire des chansons : il y a une pensée derrière, devant, autour ; complexe, subtile, en variations, pleine de cordes par où entrer ou sortir, par quoi l'œuvre s'exporte nécessairement, vers ses sources, et importe ses cibles en son chœur ("& tu m'apprends les vers d'Anna Akhmatova / pendant que je te joue Cage à l'harmonica") ; une pensée qui n'est pas toute faite, toute bête ; ça s'élabore, ça s'est élaboré longtemps avant, dans une sorte de corolle repliée flirtant à la poussière des philosophies (au sens le plus strict) (ce n'est pas pour rien si le titre de l'album est issu de lecture(s) de Nietzsche) ; et qui , par les voies (voix) nouvelles que cette ''nouvelle écriture'' implique, se trouve métamorphosée : la corolle s'est ouverte, la fleur discrète et innommée boit la lumière du jour, les pollens se cristallisent pour les abeilles du sens qui ne manqueront pas d'en faire du miel ― mais pas le mièvre insipide du pathétique variétal quand il propose de la douceur ; non, un miel définitivement tragique, dionysiaque : il n'y a pas de douceur sans douleur, pas d'amour sans chagrin, pas de vie sans la mort, pas de joie sans désespoir, pas d'espoir sans lune noire, pas de sagesse sans cruauté. Tragique aussi, car Thiéfaine ne quitte pas son armure pour en finir avec ses guerres, mais pour les mener autrement : en pleine libération, l'affirmation est totale.

Reste à parler de la musique... là encore c'est une question difficile, n'étant pas expert... Cette chronique, jusqu'ici, eu put être suffisante s'il avait été question de poésie... mais ce sont des chansons... et la musique n'est pas au moins aussi importante que le texte : il y a entre les deux une nécessaire inséparabilité, si bien que tout ce qui a été dit précédemment vaut pour l'ensemble de l'album, et pas seulement pour la dimension que certains commentateurs balourds qualifieraient de "littéraire" (Thiéfaine ne fait de la littérature) Mais nous allons en parler un peu. Là encore, ça ne ressemble pas à "du Thiéfaine" : pour la deuxième fois, il fit appel à des "étrangers". Si pour "Scandale mélancolique", l'expérience du laboratoire semble au final un peu ferrailleuse ou inaboutie, ce n'est pas le cas pour cet album, où tout semble couler, presque harmonieusement... en nuances, en subtiles manipulations... où il se passe toujours quelque chose... Les chansons ne sont pas redondantes, ni cloisonnées textuel. Il faut saluer le pif et le doigté humble du couple réalisateurs, fort justement choisis ou dénichés (Jean Louis Piérot et Edith Fambuena ― première fois, nous dit-il, qu'il travail avec une femme aux commandes ; sans doute pour mieux, ou autrement, explorer son "côté féminin") …

Tout n'est pas parfait certes. La question de l'agencement des chansons, du fil conducteur, du sens de l'enchaînement... ça peut se poser... par exemple, quelle est la pertinence de "Quebec november hotel", ou cet étrange "Les filles du sud", étrange mais familier ? On dirait qu'ils tranchent un peu la fin du voyage, surtout après l'increvable et merveilleux (au sens propre) "Les ombres du soir"... mais voilà... sans doute n'est-ce tout simplement pas la fin du voyage, mais le commencement, toujours le commencement...


conclusion/introduction


Sans doute faudrait-il pour cet album une double chronique : une écrite par un "connaisseur", rompu à la discographies & ses méandres introspectifs ; et une autre écrite par un néophyte en la matière, mais tout à fait rompu à la musique & à l'exercice de chroniqueur ― ainsi, nous pourrions défricher une franche vision de l'objet, non pas complet, mais complexe.