Raw power (Legacy Edition)

Iggy & the Stooges

par Jérôme Florio le 07/05/2010

Note: 10.0     

Préliminaire : ce papier est écrit par un fan des Stooges, plus que d'Iggy Pop. Il est trop long, car l'auteur n'est ni assez sauvage ni assez poète pour en parler avec peu de mots - on laissera l'option poésie à Yves Adrien et son fameux papier "Je chante le corps électrique" (Rock'n Folk n°72, janvier 1973). N'achetez pas "Raw power" par simple intérêt historique. Je me souviens avoir pris "Never mind the bollocks" (Sex Pistols) juste "pour l'avoir", résultat : ce disque ne me fait rien et je m'en contrefous ; par contre si vous bavez d'envie, comme un anémique devant un bifteck saignant, d'écouter un album tellement hargneux et bon qu'il peut rendre cinglé, investissez dans l'édition "Legacy" (voir détail plus bas ***), pas chère et essentielle.

"Nous avions un son, et nous avions toujours été à la hauteur. C'était un son qui balayait tout, comme une charge de cavaliers mongols, arrivant par milliers, des petits Tartares armés d'épées, sur des fréquences que seul un demeuré pouvait entendre".
(Iggy Pop, "I need more", autobiographie parue chez Les Belles Lettres / FGL, 1993)

Voir débarquer "Raw power" en édition "Deluxe", c'est comme si les petits Tartares voyageaient en jet privé... Au fur et à mesure des vagues de rééditions et de commémorations, on transforme les disques marquants du rock'n roll en pierres de cathédrale qui finissent par construire une sorte de liturgie objective, consensuelle. "Raw power" a-t-il vocation à s'inscrire dans cette démarche ? L'intérêt indéniable ici est que cette sortie en deux packages "Legacy" et "Deluxe" permet de pouvoir remettre aisément la main sur la version originale de "Raw Power", mixée par David Bowie, qui a été peu a peu évincée des bacs (à soldes...) par la ressortie Cd de 1997 remixée par Iggy Pop - comme si on ne trouvait dans le commerce que "Les tontons flingueurs" en version colorisée et plus du tout l'original en noir et blanc !

1967 – 1970 : les Stooges publient deux disques, "The Stooges" et "Fun House". Le groupe est constitué d'Iggy Pop (chant), Ron et Scott Asheton (guitare et batterie), et Dave Alexander (basse). Après "Fun house" les Stooges s'enfoncent dans la dope, et saccagent toute possibilité de carrière. Dave Alexander est viré (trop défoncé), Ron Asheton aussi. Iggy remplace Ron par James Williamson, avec lequel il écrit de nouvelles chansons, mais le groupe vivote difficilement sous le nom Iggy & The Stooges. Début 1972, David Bowie, alors en pleine bourre avec Ziggy Stardust, les aide à négocier un contrat avec Columbia Records. Ron Asheton est rappelé pour tenir la basse pendant l'enregistrement de "Raw power" en septembre et octobre 1972 (il a mal vécu sa relégation au second plan : de la reformation des Stooges en 2003 à sa mort début 2009, il a toujours refusé de jouer sur scène les titres de "Raw power"). Bowie se charge de mixer le disque qui paraît en février 1973, et qui connaît un échec commercial malgré de bonnes critiques (Cd 1 de la présente réédition).  Avril-Juin 1973 : Pop et Williamson écrivent de nouvelles chansons, qui sont rodées dans les studios CBS à New-York en vue de la tournée qui commence fin Juin au Max's Kansas City. Recrutement du clavier Scott Thurston. Quelques bootlegs enregistrés dans des conditions artisanales documentent cette tournée chaotique (Cd 2 : "Georgia Peaches", live at Richards, Atlanta, Georgia, octobre 1973). Le Cd3 "Rarities, outtakes, & alternates from the Raw power era" (edition "Deluxe" uniquement) est plus anarchique : c'est une sélection – discutable et non exhaustive – d'enregistrements, de prises alternatives, de répétitions plus deux titres remixés par Iggy Pop en 1997.

Allons de l'accessoire vers l'essentiel.

Cd 3 : "Rarities, outtakes, & alternates from the Raw power era" ("Deluxe Edition" uniquement)
Deux titres seulement ont un intérêt notable : "I got a right", jusqu'ici surtout disponible sur des bootlegs live, est une explosion punk qui proclame sa toute-puissance. Iggy y torture sa voix comme sur "Death trip". "I'm sick of you" montre le versant crooner de l'Iguane, avec une construction en deux parties qui n'est pas sans rappeler les Doors – pas d'Iguane sans Roi Lézard... –, dont la fin est une en attaque en piqué avec basse prognathe. Le reste est très dispensable. "I'm hungry" est un délire d'Iggy Pop sur la base musicale de "Penetration", plus sèche sans le mix étrange de Bowie : aucun intérêt, si ce n'est de faire clairement apparaître le cannibalisme sexuel qui traverse tout "Raw power". "Hey Peter" est une jam peu inspirée sur laquelle Pop se borne à ahaner sur un riff basique. Le 45T Japonais "Raw power" / "Search and destroy", présent dans le coffret "Deluxe" en version vinyle, est aussi recasé sur le Cd : aucune différence avec les versions de l'album. Deux autres titres ("Shake appeal" et "Death trip") présentent des mixes différents d'époque, récemments découverts, qui ne jettent pas un éclairage différent sur les chansons. Pour terminer, deux remixes signés Iggy Pop pour la ressortie Cd de 1997 ("Gimme danger" et "Your pretty face is going to hell") : le son est plus rond, le volume plus fort avec tous les potards poussés dans le rouge - comme si on avait rajouté de la masse musculaire au corps nerveux et émacié de la pochette. Ca tape plus fort, plus massif, et c'est sans doute fatigant sur la durée. Là où le mix original de Bowie est tranchant comme un canif rouillé, celui d'Iggy latte à coups de batte de base-ball.

Cd 2 : "Georgia Peaches", live at Richards, Atlanta, Georgia, octobre 1973

"... James porte ce costume avec une forme de diamant découpée dedans, genre Spider Man. Il a une touche pas possible. On voit son nombril et ses tétons, et on dirait un peu style un perroquet, style une tantouze, je suppose – pas à mes yeux bien sûr. J'étais revêtu d'un simple sarong, rien qu'un simple sarong par dessus des bottes de cabaret montant aux genoux et un petit châle."
(Iggy Pop, "I need more", Les Belles Lettres / FGL, 1993)

Avant d'entamer la tournée de promotion de "Raw power" en juin 1973, Iggy & The Stooges décident d'étoffer la formation par un clavier : c'est d'abord Bob Sheff qui occupe le poste pendant les répétitions aux studios CBS (voir le bonus "Head on" plus loin), remplacé pour les concerts par Scott Thurston qui restera avec le groupe jusqu'à la séparation définitive début 1974 (voir bootleg "Metallic K.O."). Aucun concert de la tournée n'ayant été enregistré proprement, on a droit à une qualité bootleg d'époque d'origine incertaine – les basses par exemple saturent gravement. Donc pas de quoi faire hurler de plaisir votre chaîne hi-fi dernier cri ! Le groupe défouraille avec classe les quatre titres tirés de "Raw power". L'apport de Scott Thurston est le plus net sur "I need somebody", qui prend une coloration blues bancale plus prononcée que sur disque. Par ailleurs, il accompagne dans un style martelé proche de Jerry Lee Lewis ("Raw power", "Search and destroy"). On peut imaginer que les quatre autres titres du live auraient constitué la colonne vertébrale d'un quatrième disque des Stooges... "Head on", au riff un peu court en jambes, est étirée plus que de raison avec un segment uniquement soutenu par la basse énorme et obstinée de Ron Asheton. La rare "Heavy liquid" surfe sur un riff proche de "Misty moutain hop" de Led Zeppelin. "Cock in my pocket" est un excellent boogie-rock, ici dans une interprétation brouillonne  - Iggy doit en faire des mégatonnes sur scène. "Open up and bleed" voit Pop musarder à l'harmonica sur un mid-tempo lancinant  (il la reprendra avec James Williamson sur "Kill city", leur disque enregistré en 1974, avec aussi "Johanna" non présente ici). Pour compléter le trackilisting, deux titres qui auraient été davantage à leur place sur le Cd3 : "Doojiman", pochade hystérique parfaite pour le générique des Pierrafeu, et "Head on" en version de répétition aux studios CBS. Ces deux inédits pourront servir de lot de consolation à ceux qui choisiront d'investir dans la version "Legacy" amputée du Cd de raretés ; on note tout de même que cette réédition échoue à documenter de manière exhaustive la période "Raw power", car d'autres titres enregistrés dans les mêmes sessions CBS que "Head on" auraient mérité d'être retenus.

Cd1 : "Raw power"

L'arrivée du guitariste James Williamson marque un changement stylistique assez radical avec le bruit limite avant-gardiste free et primitif de "Fun house" : c'est le grand retour du riff qui tue, façon Keith Richards (Rolling Stones), mais joué de façon obsessive, répétitive, sans s'occuper de joliesse ou d'harmonies. "Raw power" est un disque de rock à vif, dévié par le mixage de David Bowie : décrié voire moqué pour son manque d'amplitude (la faute à divers soucis techniques), il est en fait d'une absolue étrangeté. La rythmique des frères Asheton en arrière-plan pratique la politique de la terre brûlée : la basse de Ron est très agressive, tandis que la batterie de Scott a une sonorité peu naturelle, passée par un filtre plein d'écho. "Penetration" doit beaucoup à l'ambiance gluante, reptilienne, installée par le jeu de Scott Asheton passé au tamis du mix de Bowie – un son incroyable. La guitare électrique est presque en opposition, très crue (le riff au hachoir de"Shake appeal") avec des solos inhabituellement rejetés en fin de chanson, imitant une libération d'ordre sexuel (celui tranché net de "Shake appeal" par exemple). Quand le groupe joue vraiment ensemble, la force de frappe est irrésistible ("Search and destroy", "Raw power"). La voix d'Iggy Pop est aussi très en avant, elle semble parfois presque détachée du reste. Sur le boogie puissant de "Your pretty face is going to hell (Hard to beat)", Iggy force sa voix à sonner très rauque, en ancêtre possible du style "growl" utilisé dans le metal. Au milieu du chaos métallique, il fait preuve d'une lucidité glacée, presque effrayante : "... love in a middle of a firefight..." ("Search and destroy"), "... kiss me like the ocean breeze..." ("Gimme danger"), des éclats d'un romantisme qui resurgira plus tard, avec autant de radicalité, sous la plume de Ian Curtis ("Love will tear us apart", Joy Division, 1979). Sur "I need somebody", mid-tempo blues, Iggy Pop croone et sculpte chaque syllabe comme s'il voulait les rectifier à coup de cutter. Le riff de "Gimme danger", dans les graves et en demi-tons, est l'aîné direct de celui de "Come as you are" (Nirvana) - et donc de "Eighties" de Killing Joke. Suivant la marque de fabrique des Stooges, la chanson est construite sur la répétition ad libitum de ce riff obsédant, d'abord joué acoustique, puis qui prend une force terrible quand il est redoublé note à note par la guitare électrique : comme sur "Penetration", Iggy Pop essaie vraiment de déchirer le voile, l'hymen, aussi crédible et habité que le Jim Morrison de "Break on through".

Citation de mémoire d'une interview TV donnée par Iggy Pop dans les années 90 : "Si vous voulez vraiment faire de l'art, alors vous devez laisser derrière vous toutes les valeurs de gentillesse, de sympathie, de politesse... C'est la voie que j'ai suivie pour me libérer." Paradoxe unique : brutal et transgressif, "Raw power" est un disque qui élève.




(***) Détail des éditions "Legacy" et "Deluxe" :
- "Raw power : Legacy edition" : 1 Cd "Raw power" + 1 Cd live "Georgia Peaches" + livret de 24 pages. Le tout apparemment vendu comme un seul disque à prix réduit.
- "Raw power : Deluxe edition" : même chose que la Legacy + 1 Cd "Rarities, outtakes, & alternates from the Raw power era" + réimpression du 45T japonais "Raw power" / "Search and destroy" + 1 Dvd "The making of Raw power" (documentaire de 2009, incluant des interviews et des extraits du concert donné à Sao Paulo en novembre 2009, le premier avec James Williamson) + livret de 48 pages. Plus cher bien sûr.