Ecume ou bave

Jean-François Pauvros

par Hugo Catherine le 14/02/2005

Note: 5.0    

Trois guitaristes pour plus d'une heure de flot. Il est bien difficile de faire fi de l'impression que ces créateurs à six mains s'adressent avant tout à leurs confrères de gratte : un album de guitaristes pour guitaristes ? Peut-être bien tant l'œuvre est réduite à l'essence de l'instrument. Ici les thèmes se font rares, le thème, c'est la guitare, les guitares même, sans oublier l'ampli dont "Shuffle" constitue un vrai hymne liminaire.

Du souffle de l'ampli peut alors naître le son électrique, en l'occurrence davantage une flopée de sonorités râpeuses qu'une mélodie posée. Cet album a ceci d'hors norme qu'il prend le parfait contre-pied du parti pris du trio désormais classique composé de John McLaughlin, Paco de Lucia et Al Di Meola. Alors que ces derniers poussent l'exposition véloce de leur virtuosité d'instrumentistes à un degré émotionnel, Jean-François Pauvros, Red et Noël Akchoté se meuvent dans une atmosphère bien plus multiformes, plus sombre, plus rocailleuse, moins normée donc potentiellement plus surprenante, mais assurément moins abordable. Il faudra alors s'en remettre à une écoute totale et radicale de l'album, une écoute heurtée, moins balisée, plus conforme à une volonté d'expérimentation auditive qu'à une occasion de divertissement mélodieux. Voilà qui est tout à l'honneur de "Ecume ou bave”.

Ce projet ne manque assurément pas d'ambition car il revient au plus concret, au plus simple, au plus essentiel, des cordes, six mains, deux voix, une seule chambre, et, comme l'annonce un peu pompeusement la pochette, douze vies. Justement, le résultat semble balancer entre trip profond de potes bien allumés et projet un brin prétentieux de guitaristes pourtant sincères : entre musique-essence et son-mascarade, nos impressions sont tiraillées. En tout cas, force est de constater que cette musique ne semble jamais sûre d'elle, ce qui la rend d'autant plus, au choix, vaine et brouillonne, ou, libertaire et intrigante.

Il s'agit indéniablement d'une musique qui ferait peur aux petits enfants. Le principal morceau, "Hibou", superpose fond grave, grattements dissonants et touches aiguës passagères. Le flot est sans rupture, l'ennui hypnotique guette. Après six minutes, le hibou pourrait presque prendre son envol mais la trame a-harmonique et a-rythmique nous ramène indéfiniment à un même non-lieu narratif, comme dans un profond coma. Des sons d'outre-tombe se mettent quelque peu en branle mais le chuintement progressif du silence prend vite le dessus. Si les trois guitaristes se perdent dans leur fascination atmosphérique, l'auditeur, quant à lui, reste à quai.

De même, "Bande à part" ressemble à l'attente d'un démarrage musical qui ne viendra pas : les trois musiciens en resteront à l'exposition introductive sans jamais dérouler une quelconque chronologie narrative. Leurs préambules musicaux variés laissent furtivement place à un gimmick quasi pop-rock, bientôt enseveli par une continuité gratteuse rêche et crispante. De quoi, en effet, les laisser faire bande à part.

Assez bizarrement, "Soif de nuit" et "La bouche" s'apparentent à des comptines plus lancinantes. Apparaissent alors des jets sonores aux accents parfois blues, le son se fait plus clair, plus reposant. Nous ne sommes pas très loin de chansons résolument folk, douces et répétitives, à l'image de "Song".

Ainsi les trois guitaristes s'évertuent à errer tout du long, de long en large, "La boussole s'affole" diront-ils ; leur liberté est belle mais pas toujours communicative.