Archives - Volume 1 The early years (1963-1967)

Joni Mitchell

par Jérôme Florio le 22/02/2021

Note: 10.0    

De Joan Roberta Anderson à Joni Mitchell : ce volume d’archives commence avec Joan vers 1963 au Canada, et s’achève sur Joni à New-York à l’automne 1967, peu avant l’enregistrement de son premier disque "Song to a seagull". Nous sommes les témoins privilégiés de la construction d’une artiste hors du commun, qui découvre son propre langage et développe son répertoire, avec une indépendance et une force de caractère exceptionnels. Il n’y a donc aucune prise en studio sur la grosse centaine de titres répartis en cinq Cds, qui proviennent en gros de deux sources : intimes, privées (cassettes enregistrées pour des proches) ou de travail (bandes démos maison) ; et publiques (émissions radio ou tv, captations en concert dans des clubs du circuit folk de Toronto et de la côte est des Usa).

En 1963, Joan a tout juste vingt ans. L’imprécision sur la date de l’émission radio à Saskatoon (la ville de son enfance au Saskatchewan canadien) renforce l’impression d’assister à un instant en suspension, où Joan insuffle la fraîcheur de sa jeunesse à des chansons folk traditionnelles parfois centenaires. Elle en connaît certaines grâce aux enregistrements de Joan Baez ou Judy Collins (son idole de l’époque, qui la chantera plus tard…). Joan effleure sa guitare d’abord presque timidement, puis gagne en assurance comme dépassée par sa voix qui fait des merveilles ("Anathea"). Avec un certain humour, elle contrefait même l’accent écossais sur "Nancy whiskey". En public au petit club Half beat de Toronto (21 octobre 1964, excellente qualité de captation) Joanie s’amuse d’avoir à sa disposition un micro, et intègre des compositions plus récentes à sa prestation (constituée comme c’est l’usage de plusieurs courts tours de chant), comme "Pastures of plenty" écrite et enregistrée par Woody Guthrie (1941). C’est peut-être un premier pas vers l’idée que l’on peut composer et chanter ses propres chansons ; mais pour l’heure elle choisit un répertoire assez ancien, très mélodique au niveau du chant, où pointent des harmonies dépaysantes ("Sail away", "Deportee"). Le quotidien est difficile : Joanie ne parvient pas à faire son trou dans la scène locale, l’argent manque.

Coup sur coup, deux bandes faites maison de début 1965 captent l’instant décisif du passage de la musique comme activité principalement sociale (chanter en famille ou entre amis, animer des fêtes ou des soirées) à une expression artistique intime. La démo de février enregistrée dans la maison familiale à Saskatoon montre une voix assurée, au vibrato maîtrisé, et un jeu en finger picking précis. Les premières chansons personnelles éclosent sur une cassette enregistrée au printemps 1965 à Detroit pour sa maman Myrtle, à l’occasion de son anniversaire en mai.
Entre les deux, la vie Joan a subi des bouleversements : en février elle a donné naissance à une fille, qu’elle s’est résolue à confier à l’adoption. Quelques semaines plus tard, elle s’est mariée avec le chanteur Chuck Mitchell et a déménagé avec lui à Detroit (Usa). La part de ces événements dans le passage à l’acte de l’écriture est sans doute déterminante. "Urge for going" est sa deuxième composition, qui sera enregistrée quelques mois plus tard par Tom Rush (ce qui commencera à lui rapporter quelques royalties), et quelle chanson ! L’ambition de Joni est de marier les mélodies des traditionnels avec des mots qui ont un sens pour elle, pour sa génération – l’influence essentielle de Bob Dylan. Elle cherche en même temps à créer son propre langage musical et applique ses fameux accordages alternatifs dès "Born to take the highway" : elle se lance dans l’invention d’accords (plus d’une cinquantaine au total) qui expriment sa personnalité, avec lesquels elle se sent en phase. Joni emprunte un chemin tout sauf facile, une déclaration d’indépendance en tant que femme et la seule manière honnête d’être artiste : elle n’en déviera jamais.

Il est temps pour Joni Mitchell de démarcher l’industrie musicale. Elle envoie une première fournée de chansons totalement originales au patron d’Elektra Records, Jac Holzman (démo du 24 août 1965), qui ne donnera pas suite. On y entend "Day after day", la toute première qu’elle a écrite : Joni sonne déjà comme personne d’autre ("Let it be me"). Aucune de ces compositions ne seront plus tard finalisées en studio. Sur l’ensemble de ce coffret, le nombre de chansons inédites donne le vertige. Cela témoigne de l’exigence de Joni Mitchell ; ce qu’elle laisse de côté suffirait pour bâtir une carrière. Même ses brouillons feraient la joie de n’importe quel musicien ("Sad winds blowin’", démo maison de 1966). A une année d’intervalle (octobre 1965 – novembre 1966), deux passages dans le show TV "Let’s sing out" la présentent au grand public comme un exemple du mouvement émergent des "singer songwriters". La tessiture de la voix s’est maintenant formée, notamment dans le registre grave, et elle explore sur "Just like me" cette capacité distinctive à changer d’octave de manière abrupte. "Night in the city", dont elle est très fière, est la première chanson du coffret que l’on se retrouvera sur un disque studio ("Song for a seagull",1968).
En concert au club 2nd Fret de Philadelphie (novembre 1966), on mesure l’écart entre anciennes et nouvelles compositions : l’inédite "Brandy eyes", ou "The circle game" qui sera popularisée par Tom Rush, Judy Collins, Buffy Sainte-Marie avant d’être un des sommets de "Ladies of the canyon" (1969). Sa voix parlée est douce avec un léger accent, alors qu’elle fait preuve d’autorité en chantant. Le langage musical première manière de Joni Mitchell semble pleinement formé : elle peut maintenant explorer avec ses propres outils le monde qu’elle s’est créé, et un chapelet de compositions merveilleuses s’apprête à s’écouler sans que rien ne puisse l’arrêter.

Début 1967, le mariage de Chuck et Joni a fait long feu. Elle déménage à New York et sillonne les clubs de la côte est, ce qui lui apporte une notoriété croissante. Sur une cassette enregistrée en mai 1967 pour l’anniversaire d’un certain Michael, on a la primeur de "Tin angel" et "I don’t know where I stand" qui se retrouveront sur son deuxième album "Clouds" (1969). Trois autres titres inédits ("Gemini twin", "Strawflower me", "A melody in your name”) impressionnent par leur pouvoir expressif et poétique.   
Au fil de ses tournées, elle est invitée à plusieurs reprises dans l’émission radio "Folklore" de la station What FM à Philadelphie. Le présentateur peine à trouver les mots justes pour décrire le fait encore relativement nouveau d’être l’auteur de ses propres chansons : Joni lui donne une leçon par l’exemple. Le 12 mars elle balance "Both sides now" écrite trois jours plus tôt, "Eastern rain" (qui restera inédite) le 18, et le 28 mai interprète "Sugar mountain" de son compatriote Neil Young – que ce dernier n’avait alors enregistré que sur une démo en 1965...
Sur la captation du concert au club 2nd Fret le 17 mars 1967, la prise de son sature un peu mais on y découvre la singulière "Song to a seagull" et "Morning morgantown" (chantée un peu plus précieusement que sur "Ladies of the canyon"), qui témoignent d’un nouveau saut qualitatif.
 
En juin 1967, Joni Mitchell dispose d’un répertoire de vingt à vingt-cinq chansons qui constitueront la trame de ses trois premiers disques studio. Une bande démo maison dévoile "I had a king", qui inaugure un versant intime de son écriture, mais aussi "Michael from mountains”, “Cara’s castle”, "Chelsea morning” et "Conversation".  Dans les inédits, "Free darling" use d’un riff presque rock, qui anticipe presque la période "Court and spark" (1974) ; "Dr. Junk" fait partie de la veine des portraits de proches, écrits avec des traits d’esprit acérés, drôles et touchants ("Marcie").

Le concert du 27 octobre 1967 à la Canterbury House (Ann Arbor, dans le Michigan) est présenté dans son intégralité. Le public ne moufte pas, suspendu aux bends de cordes de guitare sur "Come to the sunshine". Comme déstabilisé par des chansons qui ne ressemblent à rien de semblable par ailleurs. La version de la sublime et douloureuse "Little green" est très proche de celle qui apparaîtra sur "Blue" (1971). L’influence d’un Bob Dylan du futur (celui de "Simple twist of fate", 1974) s’entend sur "Cactus tree"... Comme pour mesurer le chemin parcouru, elle revient brièvement à des fondamentaux rassurants, avec une version a cappella du traditionnel "Dowie dens of yarrow" et clôt son tour de chant avec "Urge for going" à la demande du public. Joni Mitchell remplit parfaitement l’espace, à son aise dans l’intimité du petit club (même plus tard et célèbre, elle vivra des expériences difficiles sur de grandes scènes - festival de l’île de Wight en 1969 ou en tournée avec Crosby, Stills & Nash)

C’est à cette même époque, à l’automne 1967 que David Crosby découvre Joni Mitchell sur scène ; on entend donc la même chose que lui, et on comprend mieux pourquoi il dit avoir été pétrifié sur place. Il l'encourage à venir s'installer à Laurel Canyon, la colline de Los Angeles où vit la culture hip. Quelques mois plus tard, Crosby produira le premier disque de Joni, "Song to a seagull" : il lui suffira d’appuyer sur le bouton "enregistrer" (Il décidera aussi de créer un groupe avec le compagnon de Joni, un certain Graham Nash, mais ceci est une autre histoire).



JONI MITCHELL Urge for going (Myrtle Anderson birthday tape 1965)


JONI MITCHELL Both sides now (WHAT FM Philadelphie 12 mars 1967)


JONI MITCHELL I don't know where I stand (Canterbury House, Ann Arbor 2 octobre 1967)