On the corner

Miles Davis

par Hugo Catherine le 31/05/2004

Note: 10.0    

"On the corner" ne restera jamais comme l'album le plus jazz, le plus rock, le plus Miles, le plus funk, le plus psyché, ou le plus expérimental de Miles Davis. S'en suivront certaines critiques pointillistes des plus nombrilistes des puristes, certaines déceptions commerciales faute de business–plan marketing suffisamment ciblé, une certaine profondeur des oubliettes dans les allées du panthéon du bon son. Pourtant Miles Davis n'était pas le dernier des marketers et savait s'employer à la mise en scène anti–oubliettes. Un seul hic : "On the corner" est une pure alchimie de tous ces esthétismes, un formidable black–ramdam inattendu, une boulimie fin de cycle 70's électrisant, un point de non–retour d'une musique organique totale. Peu après un tel crachat de magma, Miles se terra près de dix ans, en hibernation pré–électro.

On aurait tendance à toujours en dire trop sur Miles Davis et sa figure de jazz–star ou de trumpet–hero alors qu'il faudrait, sans plus attendre, avaler l'énorme déversement sonore de '"On the corner". Cet album nous offre une alternative brillante, entre écoute–plongée dans le fouillis du son, et analyse structurelle, quasi–linéaire, de couches instrumentales. Ainsi il propose inconsciemment à la fois une musique de l'instant – crissements cuivrés, pétulances tablaïdes, tâches grasses des frets – et une musique du mouvement – nuances, séquences, plages continuelles et fluides – : un souffle–matériau lancinant sans cesse entrecoupé de cris. La subtilité musicale écartèle chaque instrument entre l'alimentation du souffle et l'éruption du cri.

L'équilibre naît de cette tension permanente, lancée par un morceau introductif bouillonnant. Lorsque le saxophone soprano se risque à une exposition thématique du mouvement, les cris de la trompette et de la guitare soutiennent la logique de l'instant sonore. La fuite en avant turbulente des tablas est délicieusement retenue par les congas aux accents latins. Les nappes claires hululées par les synthétiseurs viennent se casser les dents sur les coupes sombres crissantes des sonorités de la guitare. L'entrée épurée de la trompette est sous–tendue par une basse toujours aussi lacunaire, voluptueuse et groovy. Puis vient la montée sonore, la déformation, la saturation, la distorsion qui donnent force et complexité au souffle avant l'approche d'un temps mort, du calme après la tempête, du repos après le cri : la basse s'étale goulûment, la trompette devient plage sonore. Violemment nous sommes pris dans une nouvelle séquence, les festivités reprennent, les bruitages foisonnent, les riffs enchanteurs vont bon train, les claviers–bulles pétillent, et, sur ce terreau d'énergie brûlante, un solo soprano structurant lance un nouvel appel, les rythmes de la batterie se modulent de reprises breakbeat à mesures indécises en machination rock binaire, la trompette balaie la matière sonore d'un soupir aplanissant pour laisser place à l'extinction progressive des sons. Il ne reste que les tablas accompagnés de quelques avancées bruitistes avant que le sitar ne prenne finalement le dessus : rêve et vertus hallucinatoires – Hop, on se réveille !

La musique de '"On the corner" relève du montage–découpage, les virtuoses sont au service du grondement gras de la souche organique, la dichotomie classique thème/solos n'est pas tant rejetée – on a peut–être trop voulu faire de cet album un parti pris esthétique provocateur – mais digérée au sein d'un nouvel espace, d'une nouvelle ponctuation. Chaque instrument nous remplit d'une charge émotionnelle au–delà du décrochage mélodique et rythmique du solo mais au sein même de la vie globale des sons qui alimentent tour à tour le feu organique et les trous noirs sonores. Un lyrisme supra–spatial et multi–genres.