Cabin in the sky

Tuxedomoon

par Jérôme Florio le 08/09/2004

Note: 8.0    

Tuxedomoon reste cet organisme intriguant, synthétisé à la fin des années 70 dans le labo de musique électronique du San Francisco City College par Steven Brown, Blaine Reininger et Peter Principle. Collectif à têtes multiples dépourvu de "leader", les Tuxedomoon ont imposé au long d'une dizaine de disques une identité remarquable, une griffe, comme les Residents par exemple (ces derniers ayant poussé l'exercice jusqu'aux limites du systématisme). Empruntant au départ aux langages post-punk et avant-gardiste électro (le single brulôt "No tears", puis le classique "Half-mute"), le groupe s'est rapidement transplanté en Europe ("Desire", 1981) et a su déployer ses antennes vers de nouveaux horizons (danse, vidéo…).

C'est sur la pointe des pieds que Tuxedomoon nous fait pénétrer dans "Cabin in the sky", leur premier disque avec la formation d'origine depuis presque quinze ans. "A home away" agence patiemment le son unique, précis et découpé, qui est leur marque de fabrique : du froid pour cette basse sèche et économe, du chaud avec la trompette, l'accordéon plus loin. L'éclatement géographique des membres du groupe (Brown au Mexique, Reininger en Grèce, Principle à New-York, d'autres encore en Belgique) leur sert à concrétiser aujourd'hui ce qui est peut-être une ambition de longue date : la création d'un nouveau folklore méconnaissant les frontières, libre divagation des artistes et des sons dans un espace tout mental (John Mc Entire, de Tortoise, en est citoyen d'honneur) aux contours européens.
D'autres artistes s'y sont déjà essayés : on pense au travail de John Cale sur le "Desertshore" de Nico, dans un axe néo-médiéval. Tuxedomoon baigne dans un climat plus latin (quelques titres en chantés en italien) : "Cabin in the sky" sonne comme un carnet de voyage abstrait, un alliage de divers matériaux sonores qui sous un glacis intello sonne toujours fluide et abordable. Les ambiances tendues se succèdent comme un score de film noir manière Godard, le montage fait s'entrechoquer des textures qui occupent à tour de rôle le premier plan (l'incrustation électro de "Chinese mike").

Cet itinéraire aristocratique fin de siècle, méticuleusement ordonné, dresse en sous-main un état des lieux de notre monde contemporain. Une exploration atmosphérique d'un territoire qui a ses habitants (le vieil italien de "La più bella", dernier vestige d'une Rome antique ?), des paysages alternant zones industrielles (les rythmes de DJ Hell sur "Here 'til X-Mas", "Diario de un egoista") et des étendues calmes et maritimes ("The island", "Cagli Five-O"), sur lesquels soufflent des éléments de musique classique répétitive et minimaliste ("Annuncialto"). Steppes et déserts défilent derrière les vitres d'un Trans-Europe-Express dans lequel se seraient embarqué Frank Sinatra ("Here 'til X-Mas", "Misty blue") et Paolo Conte ("Diario de un egoista"). Dans les compartiments, Miles Davis, Cole Porter, et Charlie Mingus arrangent les cuivres et les dissonances. A peine les pièces du puzzle s'agencent-elles moins bien sur "Luther blisset", dans laquelle le piano synthétique manque de liant ; ailleurs quelques fugaces impressions de tapisserie new-age.

Dans le flot actuel de reformations, les Tuxedomoon tirent leur épingle du jeu en proposant un disque sans complaisance ou auto-caricature, fidèle à leur ligne esthétique "arty". 2004 : retour de l'ère glaciaire ?