Kind of blue - Le making of du chef-d’œuvre de Miles Davis (Collection Formes)

Ashley Kahn

par Sophie Chambon le 18/11/2009

Note: 9.0    

Préface de Jimmy Cobb
Traduction de Philippe Paringaux



Vous saurez tout sur le "making of" du légendaire "Kind of blue" de Miles Davis en lisant cet ouvrage de passion et d'érudition, écrit par Ashley Kahn, journaliste, enseignant à l'université de New York, qui a enquêté au cœur de la forteresse Columbia, peu prompte à lâcher ses secrets.

"Kind of blue", le disque cité dans toutes les anthologies et incontournable d'une discothèque jazz idéale, a eu cinquante ans cette année. La mélancolie, le mystère de cette musique, la réunion improbable de musiciens exceptionnels, voilà de quoi attirer dès la première écoute. L'album réunit en effet autour de Miles dans l'East 30th Street Studio de Columbia - une ancienne église à l'acoustique magnifique, aujourd'hui disparue - une "dream team" imparable : John Coltrane, Wynton Kelly, Bill Evans, Cannonball Adderley, Jimmy Cobb et Paul Chambers.

Des sources inédites, des témoignages et anecdotes rares, de très nombreux entretiens, l'écoute des masters, rendent précieux ce travail qui traduit une réelle fascination pour cette œuvre singulière, mythique, voire mystique. C'est qu'il y a pour l'auteur, un naturel et un dépouillement implicites, un "effet d'élégance retenue" que les Japonais appellent "shibui". Essayant de cerner les enjeux de cette musique, il en questionne aussi les frontières, les limites, le sens. D'où vient le titre de l'album ? Fut-il un impromptu non répété ? Miles est-il vraiment l'auteur des titres ? Quelle est la réelle contribution de Bill Evans qui en rédigea les notes de pochette ?* "Kind of blue" est il l'emblématique bande sonore du New York des années 50 ? A-t-il changé véritablement le jazz et en quoi ?    

Dès sa préface, Jimmy Cobb, seul survivant du groupe, qui n'est jamais photographié pendant les deux séances (2 mars et  22 avril 1959), souligne l'intérêt majeur de l'œuvre, "différente de tout ce que Miles avait joué auparavant. Il entrait dans le truc modal". Le livre suit ensuite "un chemin télescopique inversé" : il présente d'abord l'itinéraire de Miles à New York et la "naissance du son" de 1949 à 1955, la création du quintette, du sextet et l'émergence du jazz modal. Puis, les deux chapitres suivants plongent dans la création de l'album. Cela devient véritablement excitant de suivre cet enregistrement en direct, assistant au "film" des deux séances, prise après prise. Au cœur de la fabrique du disque, avec les photos prises sur le vif et la retranscription des discussions au cours de l'enregistrement (chaque prise avec ses faux départs ou non, les relations avec le producteur, le preneur de son…).

Puis le récit "repart de l'avant pour pister l'influence de l'album" avec les deux derniers chapitres ("Vendre Blue", "Le legs de Blue") qui essaient de comprendre et d'expliquer comment "Kind of blue" - disque de jazz le plus vendu à ce jour - a pu devenir l'objet d'un culte inégalé. Des interludes au nombre de trois, qui précisent le contexte, se glissent dans le cours du récit : le rôle de Columbia à l'époque, le son au studio de la 30ème rue, et Freddie Freeloader, inspirateur du blues éponyme. La postface continue son travail d'investigation, en livrant ces "réflexions après coup" que l'auteur ne demanderait qu'à prolonger, tant il ne peut se déprendre de cette œuvre. Une conclusion provisoire sur l'état de sa recherche, jamais achevée, sans cesse à reprendre.

Ce livre passionnant est paru dans l'excellente collection Formes chez Le Mot et le Reste. L'un des mérites et non des moindres de la maison d'édition marseillaise est de parler avec enthousiasme et sans préjugés des musiques et de décloisonner avec bonne humeur les genres.
Outre le suivi méthodique des faits, leur analyse scrupuleuse, une bibliographie et discographie détaillées, l'intérêt de ce "making of" réside en son efficacité, digne d'une autobiographie et d'une biographie, les deux indissociablement intriquées. Ashley Kahn a réussi à rendre le "work in progress", à reconstituer la matrice indispensable pour déclencher l'empathie avec cette aventure musicale, aussi brève qu'intense.


* Il est en outre très émouvant de vérifier certains énoncés du livre, à l'exposition We want Miles de la Villette. Et de découvrir par exemple les notes de pochette rédigées de la main même de Bill Evans, avec un  stylo bille bleu, d'une écriture sage et précise, sans repentir.