Born to run

Bruce Springsteen

par Jérôme Florio le 11/12/2022

Note: 9.0    

Dans le petit genre littéraire de l’autobiographie de rock star, "Born to run" éclipse facilement entre autres celles de Neil Young (bâclée, comme presque tous ses disques depuis plus de vingt ans) ou Bob Dylan (lacunaire et inachevée comme s’il s’était vite lassé de sa propre personne). La raison est simple : elle est meilleure car davantage travaillée.

De travail il est souvent question dans ce livre. Springsteen se dépeint comme un gars moyennement doué, mais qui a réussi à force d’acharnement, de perfectionnisme et d’exigence vis-à-vis de lui-même autant qu’envers ses amis musiciens du E Street Band. Héros planétaire d’un rock prolétaire, il s’amuse, voire s’enorgueillit, de n’avoir jamais occupé le moindre emploi salarié de sa vie, pas plus qu’il n’a mis les pieds dans une usine : cela, il le laisse à son père, chauffeur de bus, ouvrier chez Ford ; ou aux personnages de ses chansons. Ce paradoxe apparent n’est pas le moindre des tours de magie qu’a réussi Bruce Springsteen, parvenant à se hisser au sommet de l'industrie musicale tout en conservant une aura d’intégrité et de fidélité à ses racines.

Même si du point de vue du style, il surjoue parfois l’enthousiasme avec force majuscules et points d’exclamation, on est emportés par l’énergie qui se dégage de son écriture. L’énergie est un principe moteur essentiel chez lui : dès son adolescence à la fin des années cinquante, pour se donner une contenance et exister socialement parmi les jeunes de son âge, Bruce danse comme un dératé – twist, boogie-woogie, jitterbug… comme l’ouvrier fait don de sa force physique à son outil de production, Bruce met la sienne au service de concerts qui tiennent autant de la performance athlétique que du savoir-faire de l’entertainer .

Né en 1943, Bruce Springsteen grandit à Freehold, dans le New Jersey, à quelques dizaines de kilomètres au sud de New York. Par sa mère (Adele Zerilli) d’origine italienne, il reçoit une éducation qui place la famille et le travail comme valeurs cardinales - ce qui le fait incarner parfois jusqu’à la caricature la culture états-unienne. La relation avec son père (Douglas Frederick Springsteen) d’origine irlandaise est plus délicate : c’est un homme taciturne, à l’alcool mauvais... De cet environnement familial, également parsemé de personnages hauts en couleur, de fêtes bruyantes et de chants, le jeune Bruce développe aussi une méfiance (voire une peur panique) à l’égard de l’alcool, des drogues, et plus généralement à tout ce qui peut menacer sa santé mentale. Le train de vie très modeste de sa classe sociale, dans lequel le moindre dollar est compté, lui inculque la valeur de l’argent. Tous ces freins sociaux, éducationnels et psychologiques expliquent selon lui en grande partie son exceptionnelle longévité dans l’industrie musicale et sa survie dans le style de vie qu’il s’est choisi.
De son propre aveu, "Born to run" n’existerait pas (et peut-être lui non plus) sans la psychanalyse qu’il a suivi pendant de longues années, émaillée de sérieux épisodes dépressifs qui décadrent l’image de santé arrogante à base de bandana / t-shirt sans manches / biscottos à laquelle on l’associe. Springsteen a mis un certain temps à se décoincer, à picoler comme tout le monde et à trouver une stabilité émotionnelle (deuxième mariage avec Patti Scialfa en 1991, avec laquelle il fonde une famille). Il n’est devenu riche qu’à partir de "Born in the USA" (1984), quand il choisit de jouer sans faux-semblant le jeu de la notoriété et du succès international permis par les médias de masse de l’époque (la télé câblée, la chaîne MTV, les vidéoclips).

Il détaille de manière très vivante sa longue période de vaches maigres – en gros depuis sa naissance jusqu’au disque "Born to run" en 1975. A la recherche d’une vie meilleure, ses parents déménagent en Californie à la fin des années soixante ; ils emmènent avec eux Pamela, la sœur cadette de Bruce, lequel n’a pas vingt ans et choisit de rester seul à Freehold. Il est très occupé à tenter de faire décoller son groupe Steel Mill, qui joue dans un style hard-blues progressif et où il tient le rôle de guitariste soliste et chanteur (c'est son ordre préférentiel). A force d’écumer les petits clubs locaux et ceux de la côte atlantique, Steel Mill se construit une petite réputation. On suit alors les allers-retours rocambolesques de Springsteen et ses acolytes entre le New Jersey et Los Angeles, épicentre musical de l’époque, où ils tentent de percer pour passer à un niveau de notoriété supérieur. Ce sont autant d’échecs cuisants, qui poussent presque Bruce à se résigner à n’être que le plus gros poisson dans la petite mare de Freehold, jusqu’à la fin de ses jours.
Le groupe se sépare en 1971, Bruce fait alors moins que vivoter – jusqu’à fouiller dans les poubelles pour bouffer -  entre des petits boulots à New York. C’est alors que son manager Mike Appel lui décroche au baratin une audition avec John Hammond, le découvreur de talents chez Columbia Records (c’est lui qui a signé Bob Dylan, entre autres). Bruce y va au culot, le convainc et décroche son premier contrat discographique. Comme artiste solo. C’est un autre des paradoxes de sa carrière : un type qui aime s’entourer et ne jure que par son "gang" du E Street Band, mais qui s’arroge seul les honneurs lors de son intronisation au Rock’n Roll Hall Of Fame en 1999.

Bruce Springsteen n’est pas avare sur ses influences : celle fondatrice d’Elvis à la télévision en 1955, suivi par les Beatles à la radio et plus généralement les groupes de la british invasion (The Who, The Animals…), qu’il voit aussi sur scène ; Bob Dylan et Chuck Berry, qui se partagent à parts égales l’impact sur son style d'écriture ; mais aussi le rock garage (il reprend les Sonics en concert), Phil Spector et Roy Orbison (figures tutélaires de l’album "Born to run"), Tim Buckley (!), Van Morrison ("Astral weeks" !!), les New York Dolls (!!!)… Les points d’exclamation ne marqueront de l’étonnement que pour ceux qui comme moi ont longtemps considéré avec une certaine indifférence les disques et le personnage de Springsteen, mal influencés par par la presse rock indé des années 90 - dans les Inrockuptibles par exemple, il n’y avait guère que Serge Kaganski pour le défendre ouvertement.

On est assez surpris d’apprendre que l'effet de spontanéité et d'exaltation que provoque la musique de Bruce Springsteen n’a pu s’obtenir qu’au prix de séances d’enregistrements qui pouvaient s’étaler sur des mois, voire des années (vingt disques studio en cinquante ans de carrière, c’est relativement peu). Beaucoup de passion, de doutes, d’atermoiements, pour remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. "Born to run" est l’occasion de se faire une vraie culture du personnage, et on en profite pour découvrir de nombreuses chansons ou albums qui valent vraiment le détour.

Enfin, pour ceux qui auraient la flemme de s’enfiler ce pavé, ou bien pour compléter utilement sa lecture, on conseille le visionnage de "Springsteen on Broadway", spectacle seul en scène capté en 2018 lors de sa résidence dans deux salles de la célèbre avenue new-yorkaise : il y reprend certains passages de son autobiographie, illustrés par des chansons.




Le jeune Springsteen en 1973, à la fois Bob Dylan et Van Morrison
BRUCE SPRINGSTEEN Spirit in the night (Audio seul live 1973)



1979, entre Joe Strummer et Elvis Costello
BRUCE SPRINGSTEEN Sherry darling (Live 1979)



Une chute de studio des enregistrements de "The river", 1979
BRUCE SPRINGSTEEN Where the bands are (Audio seul 1979)



Cachée derrière "Born in the USA", 1984
BRUCE SPRINGSTEEN I'm on fire (Clip 1984)



Inquiet et synthétique, sur "Tunnel of love" (1987)
BRUCE SPRINGSTEEN Brilliant disguise (Clip 1987)



En acoustique dans le "Tonight Show" de Jimmy Fallon, 1995
BRUCE SPRINGSTEEN The ghost of Tom Joad (TV Usa 1995)



Dans l'esprit de "Springsteen on Broadway", 2018
BRUCE SPRINGSTEEN My hometown (Live 2018)